19 février 2020

Le cinquième discours : Le nouveau sujet des réseaux sociaux


-->
Lacan disait que les relations intersubjectives étaient organisées selon quatre discours. Ces discours sont à comprendre comme des structures, structures qui régissent notre rapport à l’autre.
De ces quatre discours, celui appelé « discours du maître » était la structure dominante, celle qui concerne notre vie politique.
De ce discours du maître, Lacan a déduit un autre (sous) discours : le discours du capitaliste qui est son avatar.
Le discours dit du capitaliste pourrait représenter la dictature des biens de consommation. Dans cette structure, l’objet (de désir, de consommation) doit être convoité. C’est la loi. Le désir insatiable pour cet objet dont la propriété garantirait la jouissance, une jouissance qui se dérobe sans cesse, ce désir garantit la jouissance du capitaliste (qu’il soit incarné ou non).
Ce discours, tout le monde en est le patient. Ne croyons pas qu’on puisse y échapper, riches ou pauvres, humbles ou puissants. C’est une structure de nos relations sociales. Cette course sans fin à l’objet de satisfaction c’est le règne du discours du capitaliste, hérité du discours du maître.
C’est ce qu’on a pu appeler la société de consommation.

Un nouveau discours est, me semble-t-il, l’avatar puissant de ce discours du capitaliste. C’est le discours des réseaux sociaux.
Je répète : il s’agit d’une structure, non d’un contenu. Ça n’est pas ce que les réseaux sociaux disent, c’est ce qui structure nos relations intersubjectives du fait des réseaux sociaux. Une structure de nos relations à l’autre, à la collectivité, de notre lien social.

De l’injonction « possède, pour jouir ! » (Discours du capitaliste), on est passé à l’étape décrite par Charles Melman dans « L’homme sans gravité » : « Je revendique le droit de posséder ». C’est l’époque du droit à l’objet. Cet objet qui garantira votre jouissance en comblant votre manque. Le manque serait le mal absolu. On ne doit manquer de rien. On a bien le droit d’avoir ce qu’on désire. Même le dimanche !
Du droit impératif de posséder résulte la revendication du « droit à tout » qui caractérise aujourd’hui notre époque : droit à la célébrité, droit à la parole publique, droit à la décision, droit à choisir son genre, droit à l’enfant. Tout est un droit. C’est la revendication d’égalité induite par la négation absolue du manque. Le manque du manque est notre horizon.

Le droit à la publicité de sa propre parole, le droit, donc, à la publication, s’inscrit dans cette universalisation du droit à avoir. « Poubellication » disait Lacan.

Ce sont les réseaux sociaux.
Enfin, dit-on, nous pouvons nous exprimer publiquement ! (Bien que cela n’ait jamais été interdit). Enfin nous pouvons nous faire reconnaître de l’autre ! Un privilège auparavant réservé à une élite.
Il y a quelques années, quand je voulais m’exprimer sur un sujet précis, j’écrivais un texte, je le travaillais et je l’envoyais à un journal qui jugeait de la pertinence de sa publication. Il m’arrivait bien souvent d’être « recalé ». Je n’y voyais pas un affront ni une censure. Juste une frustration. J’admettais alors que mon texte ne devait pas être si intéressant, si original, bref, ceux qui en recevaient beaucoup n’estimaient pas nécessaires de le rendre public. Je pouvais trouver ça juste ou injuste mais j’acceptais la règle.
Aujourd’hui je n’ai plus besoin de ce filtre, donc : plus besoin de travailler, de penser mon texte, je le publie tel quel, c’est le propre de la « poubellication » dans les réseaux sociaux. Je peux tout me permettre. Parler de quelqu’un en particulier, répondre, l’attaquer, l’insulter.
Il n’y a plus ce corps intermédiaire représenté par le journal, ce pré-regard de la société sur mon texte.
C’est la fin des privilèges. C’est la vraie démocratie !
Nous sommes les égaux des politiques, des journalistes, des écrivains, des philosophes, des « intelligents », des « puissants. 
Nous sommes les égaux de ceux qui prennent le temps de penser… sans perdre notre temps.

De ce concert d’expressions s’élève une voix, celle qui les résume, celle qui les transcende : une musique.
Cette musique ne reprendra en aucun cas les quelques messages policés, longs, et complexes. Cette musique ne reprendra en aucun cas une pensée. Cette musique reprendra ce qui s’entend, donc ce qui est crié et surtout :
Ce qui fera spectacle.
A cette condition ça sera repris dans les médias, ça touchera les politiques.
Vous voulez vous faire entendre ? Faites spectacle !
Rarement pour le bien (« me too »), souvent pour le pire (rumeurs, lynchage et provocations), cette musique est celle de l’émotion collective, manipulable, manipulée.

Cette musique publique produit des effets si puissants qu’elle transforme tout ce qui faisait les principes de la société de communication il y a quelques années. Celle de l’âge d’or d’Internet, celle où nous croyions au partage du savoir (donc du pouvoir) à l’amélioration de la démocratie et à la réduction des inégalités (devant l’information, l’éducation et la culture). C’était l’époque déjà révolue du village global.

Cette musique, effet de masse, est l’expression d’un nouveau sujet, un sujet collectif. Non pas somme mais EFFET des sujets qui la composent.
Un sujet toujours furieux, indigné, sans surmoi, à l’abris du nombre.
Le sujet issu de la meute.

Ça n’est pas la parole du peuple comme disent certains, car le peuple ne parle pas d’une seule voix. Ou plutôt si, quand il vote. Mais le peuple ne parle pas. Ce sont les individus qui parlent. Et voilà qu’il se parlent ! Ou plutôt qu’ils ont affaire à la parole de chacun. Voilà que des gens qui ne devaient jamais se parler, qui ne partagent rien, ni opinion, ni goûts, ni intérêts, voilà qu’ils peuvent se répondre directement dans l’anonymat le plus total.
Voilà enfin l’agora !
D’où la rage. Cette rage qui ne peut jamais s’exprimer pleinement dans notre société qui a exclu la violence, qui veut mettre les corps à l’abris, qui parle même de guerre propre ! Cette rage que la vie sociale proscrit. Cette rage qui est l’antisocial par excellence. Elle s’exprimait dans les stades, elle caractérise aujourd’hui la musique des réseaux sociaux.
Cette rage résulte de la confrontation sans filtre des contraires.
Cette nouvelle subjectivité, confondue avec ce qu’on a pu appeler « l’opinion publique », produit des effets sur tous les domaines de la communication sociale et politiques : les journalistes, les intellectuels, les politiques.
C’est d’elle dont la presse s’empresse de traiter, c’est à elle que les politiques et certains intellectuels s’empressent de s’adresser.
Personne ne peut plus aujourd’hui ignorer ce nouveau sujet.
C’est LE sujet d’aujourd’hui. C’est ce sujet qui impose sa loi.

Les politiques lui parlent, empruntant son langage et ses affects. Ceux qui lui parlent le mieux sont ceux qui parlent sa langue. Ce sont les populistes et c’est eux qui aujourd’hui prennent le pouvoir. Les journalistes lui empruntent ses thèmes, ses expressions, ses opinions et cela alimente les fantasmes de contre-pouvoir qu’ils pensent incarner (typique de Radio France par exemple). La presse verse dans le bashing : influence du discours des réseaux sociaux

L’information n’a plus d’importance. Elle est sommée d’alimenter le fantasme et le désir et surtout ne jamais les contredire. C’est le propre de la réalité de ne pas aller dans le sens de notre désir (contrairement aux théories du complot qui ont la particularité de toujours aller dans le sens de notre désir ou de notre crainte). Cette réalité qui se dérobe à notre désir n’est plus acceptée par le nouveau sujet.
L’information est formatée pour lui. Et donc notre rapport à la réalité en est transformé. Notre rapport à la vérité également.
Le discours des réseaux sociaux tend à changer la nature de la vérité.

Parmi les intellectuels, ceux qui s’essaient à chanter la musique des réseaux sociaux, ceux qui alimentent la théorie du complot, ceux qui assènent des idées simples sur des réalités fausses, ceux qui jouent sur la provocation permanente, sont ceux-là mêmes devant lesquels se tendent les micros. Les imposteurs et les radicaux sont à la fête.

Tous les autres sont inaudibles.
Inaudible la raison, inaudible la complexité, inaudible la mesure, inaudible la bienveillance, inaudible la délicatesse.

Ce discours est celui de l’insatisfaction permanente. C’est la dictature de l’indignation. Qu’est-ce qui nous pousse à publier si ce n’est la révolte ou l’indignation ? Et l’anonymat nous pousse à nous exprimer sans retenue. L’expression devient défoulement. Cela touche même les plus raisonnables. Des gens qu’on croyait civils se mettent à vociférer.
J’ai moi-même envie d’insulter les imbéciles qui se défoulent sur les réseaux sociaux, j’ai moi-même envie de répondre brutalement à ceux qui me tutoient ou m’insultent ou qui expriment une stupidité sans nom avec une vraie méchanceté.
Des gens que je croise dans mon métier ! J’ai moi-même envie de me jeter dans l’arène, de rendre coup pour coup.
Je suis moi-même un effet de la structure.
Alors je résiste, je m’abstiens. C’est une discipline.

Certains s’adressent à moi directement. Comment peuvent-ils se le permettre ? On n’a pas gardé les cochons ensemble comme on disait avant !
Ils se le permettent parce qu’ils sont à l’abris. A l’abris de quoi ?

De la masse. Ils s’adressent à moi à l’abris de la foule qui s’exprime. Anonymes ou non, ils avancent protégés par le nombre, un nombre qu’il est si facile de solliciter. Il suffit de sentir le vent, de sentir la tendance et de la suivre, voire de la devancer.

Ce discours qui souvent emprunte les habits de la contestation d’un système « capitaliste », « libéral », « dictatorial », la contestation de « l’élite », ce discours est le dernier avatar du discours du capitaliste.
Il est le résultat du droit à tout, lui-même issu du droit à l’objet, cœur du discours du capitaliste.

Comme le dit Charles Melman : Le nouveau sujet, effet de ce discours, demande un chef qui s'adresse aux réseaux sociaux, qui n'admet pas de tiers dans son rapport à l'autre.
Demande d’un chef qui fasse en sorte qu'à ses adeptes tout soit permis. Pas de limite à la jouissance. Droit à tout.

Le nouveau sujet aura ce leader. Non parce que la musique des réseaux sociaux serait la voix du peuple. Non pas parce qu’elle serait même la voix de la majorité. Mais parce que c’est elle qui structure la Cité.

Ce cinquième discours nous aliène. Pour notre malheur a tous si nous n’entrons pas en résistance.