J-3 avant le désastre
Le désastre peut s’appeler chez moi Le Pen.
Je le sais, il peut s’appeler chez vous Macron également.
Je m’adresse à ceux qui aujourd’hui affrontent un dilemme
terrible que je comprends.
Je le comprends d’autant mieux qu’avant les résultats du
premier tour, j’avais déjà réfléchi au dilemme qui pourrait être le mien si
Mélenchon était finaliste contre Le Pen. J’aurais eu moi-même à affronter deux
perspectives que je jugeais être désastreuses et à choisir l’une des deux.
J’ai écrit (Facebook, mon blog) à l’avance que j’aurais voté
Mélenchon.
Avant de vous parler de ce dilemme que vous vivez, je veux
vous dire très vite d’où je parle pour que tout soit clair.
Je suis petit fils d’immigrés juifs polonais. Mes
grands-parents paternels étaient
communistes.
Je suis enfant d’enfants cachés pendant la guerre.
Je suis petit-fils d’un homme arrêté par la gendarmerie
française, livré par eux aux Allemands et mort en déportation dans le camp nazi
de Maidanek.
C’est dire les raisons que j’ai de choisir n’importe quel bulletin
contre l’extrême droite, les héritiers
de Pétain, les complices de révisionnistes et les partisans de la préférence
nationale.
On peut ne pas avoir ces raisons plutôt personnelles,
intimes même. On peut aussi estimer que Le Pen, ça n’a rien à voir avec tout
ça.
Autre chose : j’ai voté Macron au premier tour. Ça
n’était pas pour moi un vote utile ni un vote par défaut. Je pense que les
solutions réalistes pour régler les problèmes du chômage, des inégalités
sociales et de la nécessaire adaptation à ce monde globalisé qui change si
vite, c’est Emmanuel Macron qui les propose.
On peut ne pas partager cette opinion.
On peut avoir l’opinion contraire : Le projet de Macron
serait justement ce qui crée de l’inégalité, de la précarité et donc de la
violence sociale, et donc du désespoir, et donc nourrirait la tentation de
l’extrême-droite. J’entends cette opinion.
Un dernier mot : j’ai dans ma jeunesse fréquenté les
trotskistes, les autonomistes bretons (sic), et j’ai toujours voté à gauche, la
gauche socialiste.
J’ai toujours pensé que les inégalités sociales sont créées
par la société et que c’était donc le devoir de la société que de les
compenser, de les aplanir, de les traiter, à l’opposé de la droite qui selon
moi jugeait ces inégalités comme naturelles et ainsi qu’on ne pouvait et ne
devait rien y faire.
J’ai toujours été partisan de la liberté, liberté d’opinion,
de mœurs, et donc la droite de l’ordre moral a toujours été mon adversaire.
Dans les années 70 ça voulait dire quelque chose.
Un tout dernier mot : je gagne enfin bien ma vie grâce
à mes films, les salaires que je reçois et les droits d’auteur. Personne ne
faisait de cinéma dans ma famille. Je n’ai été aidé par personne. J’ai juste
été à l’école, au lycée Jacques Decour à Paris, j’ai fait l’IDHEC. Des
établissements publics. Et je paie beaucoup d’impôts. Et je men fous.
Je suis clair avec d’où je viens, si ça vous dégoûte déjà,
vous pouvez arrêter la lecture de cette lettre que je vous adresse.
J’ai la trouille, je ne vous le cache pas, pour les raisons
que vous pouvez comprendre, j’ai l’impression que les nervis du GUD, si Le Pen
passe, viendront me chercher, vous chercher, quand ils le souhaiteront, en
toute impunité, j’ai l’impression que le pire va recommencer, que ça va être la
curée. C’est probablement exagéré, mais personnellement je ne prendrai jamais
le risque. Si les sondages me disent que Le Pen va faire 10%, je voterai quand
même contre elle.
Aujourd’hui tout le monde se tourne vers vous, car vous
semblez avoir le scrutin en main. C’est votre abstention, dit-on, qui pourrait
donner une chance à Le Pen de prendre le pouvoir.
Oui on essaie de vous culpabiliser (versant négatif), oui on
essaie de vous séduire (versant positif).
Vous estimez que Macron est aussi atroce que Le Pen, et que
c’est terrible de devoir choisir entre la peste et le choléra.
Je ne vais pas parler économie. D’abord je ne m’y connais
pas obligatoirement mieux que vous. Je pense que personne, même les grands économistes
qui ne sont pas d’accord entre eux, personne ne peut affirmer à 100% avoir
raison.
Vous seriez dégoûté d’une remise en cause du droit du
travail telle que vous l’a laissée entrevoir la loi El Khomry ? Je peux le
comprendre. Mais je suis convaincu que vous n’êtes pas moins dégoûté par la
préférence nationale.
Vous pensez que la sortie de l’Europe et de l’Euro est une
bonne chose ? L’Europe technocrate et financière qui décide pour
nous ? Le Pen le pense aussi. Mais elle veut financer les coûts exorbitants
d’une telle sortie avec la préférence nationale, la taxe à l’importation et le
renvoi des immigrés. Je ne pense pas que vous soyez en phase avec ça.
Je ne crois pas que des considérations économiques puissent
apaiser votre dilemme.
Je sais que vous ne voulez pas de Le Pen, mais vous ne
voulez pas lui faire barrage en votant pour ce que vous détestez
(presque ?) autant.
Le barrage à Le Pen ne vaut pas de se salir les mains, de se
compromettre, de céder sur ses idées.
Personnellement, je pense que si. Céder sur ses idées on le
fait parfois. Parfois par amour, parfois par simple respect de l’autre.
Il y a une balance à faire et un raisonnement pragmatique et
politique.
Balance : Mis à part le programme économique, et donc
le choix de répartition sociale que cela implique, que vous mettez dos à dos,
il y a d’autres considérations. Et en particulier les considérations
sociétales, culturelles, humanistes. Là, concrètement, et au-delà des grands
mots, il n’y a pas photo. Avec Macron, les gens ne seront pas stigmatisés, ni
pour leur origine, ni pour leur choix de vie amoureuse, ni pour leurs opinions.
Macron est peut-être libéral, mais il n’est pas partisan de l’ordre moral, il
n’est pas réactionnaire. Vous pensez qu’il a la haine des pauvres ? Des
gens qui souffrent ? De ceux qui n’ont pas la chance d’être bien nés, au
bon endroit, avec les bons parents ? Je pense que vous lui faites là un
procès d’intention injuste en tous les cas excessif. Si c’était le cas, je
serais d’accord avec vous pour dire qu’il est un fasciste libéral :
détestant le faible, voulant l’empêcher de nuire. La haine du faible, c’est le
fascisme. Le faible s’appelle l’immigré, l’étranger, le juif, l’arabe, le
pauvre, le miséreux, le crasseux. La haine du faible, c’est la haine de soi, la
lâche fuite devant sa propre faiblesse. Macron, ça n’est pas ça. Je devrais
dire que Macron, je l’espère, ça n’est pas ça. Le Pen, c’est ça. Un doute d’un
coté, une certitude de l’autre.
L’extrême droite au pouvoir, c’est l’interdiction des
associations qui ne leur plaisent pas, c’est la réorganisation des
bibliothèques municipales afin d’y retirer les livres qui ne leur plaisent pas,
c’est la mise au pas graduelle de la presse en privilégiant les fake news et
une vérité officielle mensongère. C’est susciter la violence contre eux, les
manifestations, pour pouvoir mieux la réprimer et taper sur les opposants.
C’est créer cette dialectique : révolution-contre révolution. C’est
légitimer la violence politique, policière et parfois militaire en se parant de
la défense de l’ordre public contre la violence des réactions que ne manqueront
pas de susciter leurs premières décisions.
Macron ça n’est pas (et là, je le sais).
Vous savez tout ça, vous me direz. Inutile de vous le
rappeler.
Votre dilemme demeure donc.
Je pense encore une chose. L’Europe a été construite pour
éviter que les nations règlent leurs problèmes de gré à gré, deux à deux, face
à face. Pour éviter la guerre.
Revenir à cette Europe, c’est réellement prendre le risque
de la guerre.
Vous voulez que je vous dise ma trouille ?
La victoire de Le Pen, favorable à la sortie de l’Euro et de
l’Europe, va créer une crise financière, en France, en Europe et dans le monde.
La France, ça n’est pas l’Amérique. Si la plus puissante économie mondiale peut
se permettre d’élire Trump (un gros libéral admiré par Le Pen) et imposer ainsi
son choix au monde, la France n’a pas cette puissance et ne peut rien imposer à
personne.
Sauf sur le plan moral.
La France peut aujourd’hui être la honte de l’Europe en revenant
à ses démons d’autrefois, elle peut être la crainte de l’Europe en la faisant
exploser (non pas en la réformant ou en l’améliorant, en la faisant
littéralement exploser), ou elle peut de nouveau être le pays qui résiste, un
modèle pour tous les autres. Ce choix est aussi le nôtre.
Revenons à ma crainte : La sortie de l’Euro va créer
une vraie crise financière et économique. Les nations vont être obligées soit
de s’entendre entre elles sans la France, soit de s’entendre entre elles de gré à
gré comme avant. Alors oui, la France va nouer des relations bilatérales. Et ça
c’est le risque de la guerre.
Oui, ça semble grandiloquent, et je suis peut-être ridicule
en disant cela, mais il y a un risque de créer aujourd’hui, par notre vote, par
notre abstention, de créer un monde où la guerre est de nouveau possible.
Je ne crois pas que Le Pen et Macron soient le même mal. Même
si on pense qu’ils sont tous deux un mal, ça n’est pas le même et ça n’est pas
la même intensité.
Vous favoriseriez Le Pen pour accélérer l’alternance de
gauche plus tard ? Macron sera également menacé d’une alternance à gauche.
Mais attention : l’alternance à Le Pen Ne sera pas seulement la gauche. Ce
sera aussi la droite ou le centre. Ce calcul est bien aléatoire.
Alors pourquoi choisir ?
Ne soyez pas la génération qui a permis la victoire de Le
Pen. Vous n’êtes pour rien dans son ascension, vous n’êtes pour rien dans sa place
aujourd’hui.
Mais vous pouvez aujourd’hui faire quelque chose pour
qu’elle n’arrive pas au pouvoir.
Je reprends donc : ne soyez pas la génération qui
n’aura pas tout fait pour lui faire barrage. Cette génération là sera
historiquement celle de la honte.
Macron ne sera pas votre honte. Il sera ce que vous
détestez, ce que vous combattez, et vous pourrez le faire dès les législatives.
Voter pour lui c’est juste ne pas consentir à la victoire de
l’extrême droite. Juste cela et rien d’autre.
Macron, pour vous, n’est pas aujourd’hui le nom de
l’ultra-libéralisme, de la finance toute puissance, du mépris pour ceux qui
souffrent. Non, Macron, pour vous aujourd’hui c’est le nom du NON à Le Pen.
C’est tout.
Je le sais, Chirac en 2002 ne vous a pas aidé. Il a été élu
avec 80% des voix et n’en a pas tenu compte. Il n’a pas tenu compte que son nom
était celui d’un rassemblement. Et j’entends l’argument qui dit : je ne
veux plus me faire avoir.
J’aurais envi de répondre : personne ne s’est fait
avoir. Personne n’a été dupé au bout du compte. Chirac a été méprisant pour ses
électeurs, mais ses électeurs savaient aussi à quoi ils disaient non et à quoi
ils ne disaient pas « oui ».
Ai-je seulement éclairé votre dilemme ?
Je sais qu’il est dur. Je sais qu’il est douloureux.
C’est le début d’une période politique compliquée dont vous
faites déjà, aujourd’hui, l’expérience.
Je vous salue et j’accueillerai votre choix soit avec joie,
gratitude et fierté pour la France, soit avec mélancolie.