07 novembre 2020

Malaise dans la décivilisation

A l’heure de la rédaction de ce texte, Joe Biden semble en passe de l’emporter de justesse dans la course à la Maison Blanche mais tout le monde va retenir le score de Donald Trump, qui confirme un changement majeur et durable dans notre monde.

Freud avait proposé dans « malaise dans la civilisation » une explication de l’émergence, chez l’être humain, des névroses et des psychoses. Il s’agissait selon lui de la réaction de l’homme à la contrainte sociale.

Vivre dans un monde civilisé demande le respect de contraintes qui font ciment entre les hommes. Il faut se départir d’un certain nombre de pulsions afin qu’une existence en commun soit possible. On a pu appeler le respect de ces contraintes le surmoi, on peut aussi l’appeler la raison ou même le principe de réalité.


Lacan, dans sa relecture de Freud a proposé une nouvelle version de la même idée. La contrainte, c’est le langage.

Par le langage nous entrons dans un monde où les pulsions sont domptées, voire refoulées.

Mais avec le langage nous entrons aussi dans un monde de logique, de non-contradiction et donc de raison.

Ce qui n’est pas compatible avec ces règles logiques est rejeté hors de la conscience. Le rêve, formation royale de l’inconscient, est le règne de la contradiction où les contraires peuvent parfaitement cohabiter. La règle du tiers exclu n’y est pas admise.


Le malaise dans la civilisation, serait donc cela : une réaction à la dureté de la loi, aux contraintes nécessaires à la vie en société. Toute société a ses règles, ses lois, dont les lois du langage, et donc ses contraintes et limites.

Mais toutes ces règles produisent aussi un malaise, un refus, un déni, une angoisse. Ce malaise est refoulé et revient à travers le symptôme, le rêve, le lapsus et parfois un défoulement de violence plus ou moins accepté (dans les stades par exemple).

Le malaise s'exprime aussi souvent à travers l'art et le langage peut être détourné pour exprimer l'inexprimable.


Néanmoins, il n’était pas prévu qu’une réponse globale à ce malaise serait la suivante : Ces règles nous ennuient, nous irritent et nous n’en pouvons plus. Affranchissons-nous de ces règles. Et en particulier de celles qui imposent le respect de l’autre, l’écoute, la raison, la bienséance. Tout ce qui nous corsète et qui pourtant nous permet de vivre ensemble.


On ne veut plus modérer ses propos, retenir sa langue, on ne veut plus retenir sa haine personnelle, on ne veut plus de la logique, de la vérité. On ne veut plus du Réel.


Cette nouvelle réponse trouve son origine dans les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux, d’abord grâce à l’anonymat, mais pas seulement, ont l’avantage de permettre une vie virtuelle. Le corps n’y est pas engagé. Et donc le danger d’une transgression des règles, parfois danger physique, est évité.

Dans cet espace virtuel on peut se « lâcher », libérer sa parole d’un surmoi encombrant.


Ces millions de personnes qui trouvent ainsi une nouvelle voie de défoulement s’agrègent les uns aux autres dans une communion non pas de contenu mais de type.

Ainsi ces paroles font masse et exercent sur la société une nouvelle pression.

Cette pression induit les politiques qui doivent y répondre ainsi que les médias qui y sont aliénés.


Cela a créé un discours, un rapport au monde. Et ce rapport au monde a permis l’émergence d’un nouveau comportement : sans surmoi, sans les contraintes de la raison.

Ce rapport au monde induit un comportement qui ne serait pas engagé dans une recherche de la vérité mais plutôt dans une recherche de jouissance à travers la réalisation des fantasmes.


La vérité prend structure de fiction. Et la fiction a le visage de la vérité.

On peut se contredire, on peut éructer, insulter, dire ce qui nous passe par la tête on peut nier la réalité.

C’est notre nouvelle civilisation, notre « décivilisation » dans la mesure où il s’agit ici de s’affranchir des règles qui font ciment dans notre société.


C’est tellement massif que ça ne pouvait pas ne pas déborder dans la rue, le concret, le physique. Manifestations, violences, rejet des recommandations sanitaires…


Quand ce discours des Réseaux sociaux prend corps, par exemple dans un mouvement social ou sociétal tel que celui des Gilets Jaunes, on se rend compte qu'il ne permet pas l’unité ni même l’entente. 

Le mouvement des Gilets Jaunes s’est caractérisé de ne supporter aucune unité.

Car rien ne faisait ciment en dehors de la colère et de quelques revendications, en dehors surtout d’un refus. Mais d’un refus de quoi ? des règles qui permettent généralement à un mouvement d’humeur de devenir un mouvement politique. Et ce en s’inscrivant dans un rapport de logique et de raison.

Les règles permettent l’ordre, même dans un mouvement contestataire, et pour avoir l’ordre il faut une raison.


La victoire ou la défaite très serrée de Trump confirme notre plongeon dans cette décivilisation. La moitié de l’Amérique y affirme qu’elle préfère le refus des règles à la raison du monde ancien.


Trump incarne parfaitement cette affirmation. A travers lui, le malaise cherche à s’estomper. Et c’est pourquoi malgré le refus du Réel qui a caractérisé son action (en particulier du Réel de la pandémie) et qui a causé tant de dommages), malgré ses mensonges et ses insultes, Trump a été et restera, lui et ceux qui lui ressemblent, une solution au malaise, une solution par la fuite et par le mirage.


Ce qui a coïncidé également avec cette émergence des Réseaux Sociaux est justement ce qui a pu leur donner vie : la mondialisation par la virtualisation.


La virtualisation du monde, des échanges, du regard et la massification de l’accès aux biens et services (les voyages par exemple) a élargi notre champ d’action, notre domaine de vie.


Nous vivons désormais dans un monde trop vaste pour nous. Ça n'est plus à notre dimension, ça n'est plus à la mesure de notre corps et de l'espace qu'il occupe, ça n'est plus dans le scope de notre regard physique.

L’homme est attaché à l’endroit où il vit. La maison, le village, la ville, la région, éventuellement le pays. Avec ses voisins, ses compatriotes, avec qui il partage la terre et la langue.

Avec qui il partage les contraintes.


Dites-lui qu’il habite la planète, dites-lui que son espace est aussi vaste que l’univers virtuel d’Internet, qu’il est aussi proche de son voisin que de quelqu’un qui habite de l’autre côté de la terre et alors ça ne va plus, il y a une perte de repères et une bouffée d’angoisse.

Cet homme se noie dans la mondialisation. Il y perd pied.

Alors la civilisation n’a peut-être plus l’attrait nécessaire à une acceptation des règles. Elle est encore plus angoissante et m'éloigne encore plus de moi-même.


Évidemment cette émancipation n’est pas tenable car elle désagrège la société. Elle en est l’opposé. Le ciment crée le malaise ? Détruisons-le. Nous nous détruirons avec.

C’est une mascarade. Ça ne tiendra pas. Sous réserve… de s’en remettre à un autre.


Ce monde nouveau n’est possible qu’à accepter un leader, voire un furher.

Sinon il aboutit à l’anarchie et à l’impuissance qui ont caractérisé le mouvement des Gilets Jaunes.

On veut un leader fort afin de vivre sous sa protection et à condition qu’il exprime lui-même notre volonté de rejeter les règles et la raison.

Nous pouvons bien, entre nous, en famille ou entre voisins, conserver ces règles.

A condition que socialement, nous puissions nous en remettre à ce leader qui ment, refuse le Réel, ment aux autres et à nous même, mais nous venge.


Cette réaction au malaise dans la civilisation ne résous rien, elle se ment à elle-même puisqu’elle s’en remet à une autre loi autrement plus coercitive, la loi du leader qui lui aussi voudrait s’affranchir de toutes les règles et en particulier des règles de la démocratie.


C’est un mouvement de fond pourtant, lié à l’élargissement de notre monde et à la virtualisation de nos échanges.

Déni du Réel, refus de la vérité, prééminence du fantasme, affranchissement des règles qui cimentent une société, rejet de l’autre trop lointain, trop abstrait, et acceptation d’un leader qui incarne cette révolte, envers et contre tout, malgré la maladie et la mort, oui ce malaise dans la décivilisation est destiné à perdurer.