15 décembre 2020

Faire corps

 

Le réel attaque nos corps quand nous aspirions à n’être qu’esprit, voire parole, voire image.

Nous aspirions à être virtuels, à pouvoir nous réduire à ce qui transite via des câbles sous-marins.

Nous aspirions à mettre nos corps à l’abris, communiquant via les réseaux, appréhendant le monde via les images.

L’intelligence artificielle devait récolter tout ce data qui allait rendre compte de nous mieux que nous-mêmes.

C’était sans compter le Réel, celui du corps, celui de l’Autre, l’Autre du langage, du logos, de la logique et même l’Autre du fantasme.

Le Réel qui ne se laisse pas saisir. Et c’est bien pourquoi l’art est éternel.

On ne saurait saisir le Réel que par la métaphore, le détour, la représentation.

Les mots sont pauvres, ils ne peuvent rendre compte de la vérité. Atteindre cette vérité par et malgré les mots, par et malgré les images, par et malgré la représentation, voilà notre destin. Nous sommes des êtres voués à la poésie.

Le Réel qui ne se laisse pas réduire à un algorithme , à une équation, à une liste de « « j’aime et de « j’aime pas ».

Le Réel nous échappe et parfois se laisse apprivoiser. Par hasard. On croit alors avoir la clef. Et voilà que, tel le furet, il repart et passe par ici ou par là. On croit que les chiffres vont baisser et voilà qu’ils remontent.


Le réel s’est rappelé à nous. Ce virus nous attaque et se révèle bien pire, pour l’instant, que les virus informatiques.

Ce ne sont pas les hackers qui réussiraient aujourd’hui à nous confiner, à mettre en berne nos économies.

Le Réel du vivant. Le réel de l’hiver. Le réel de la nature.


Pour lui répliquer il fallait faire corps. Corps social.

Il fallait se considérer comme un seul corps et accepter différents sacrifices, différentes mises à l’écart.


Mais non. Nous ne faisons pas corps social. Nous ne faisons pas système. Nous appelons sacrifice ce qui devrait s’appeler soutien. Les cafetiers, les restaurateurs, le monde de la nuit, de la culture. Nous regardons ce qu’il en est de l’autre sans se penser comme en étant solidaire.

Il faudrait que ce corps collectif souffre le moins possible. On en arrête une partie pour sauver le tout. Pour le ménager au mieux.

Mais non, ne n’acceptons pas de faire corps.

L’interdiction ? D’accord. Mais pour tout le monde !

Le confinement ? d’accord, mais pour tout le monde !

On ne SE pense pas système, on ne pense pas que le système souffrira moins si une partie seulement est mise en repos. 

Le système n’a le droit de s’arrêter qu’en son entier. 

On entend souvent : c’est injuste ! C’est incompréhensible, c’est incohérent !

C’est parce que nous ne faisons pas corps car la justice ne concerne pas le système uniquement ses parties.


Nous ne faisons plus corps. La faute à qui ? A l’individualisme ? Au libéralisme ?

Peut-être que pour faire corps faut-il un sentiment collectif fort, un affect puissant. Comme la peur. La peur du gendarme.

Peut-être faut-il de l’amour. L’amour du leader, du petit père des peuples.

Peut-être faut-il du sacré.

Mais le sacré a été expulsé des machines. Tout est encartable, algorithmisable.

Nous nous réduisons à notre profil, nos like, les endroits où nous allons, les objets que nous aimons.

Ce qu’il y a de sacré en nous a été expulsé de notre profil car on ne peut en rendre compte.

Alors il revient. Violemment.


De ne pas, de ne plus savoir faire corps ensemble, nous ne pouvons lutter contre ce virus.

Plus simplement : l’union fait la force.

Aucun gouvernement finalement ne parvient à convaincre son peuple de faire corps.

Ça râle, ça résiste, ça contourne, ça se réfracte. 

C’est de ne plus savoir être solidaire que nous nous en remettons à un stop and go épuisant.

Jusqu’au vaccin dit-on.

Les scientifiques ont-ils fait corps pour aller si vite ?

C’est probable. Toute la communauté s’y est mise.

Nous ne sommes pas foutus.