23 mai 2013

Möbius Séquence par Séquence 11


Séquence 18
Une séquence à revoir

La séquence 18 est une séquence simple qui remplace une séquence de flash-back à laquelle on a renoncé dans la dernière version du scénario pour des raisons financières et artistiques. Ecrite, ré-écrite avant le tournage, la séquence a finalement été de nouveau ré-écrite au montage. Il en reste une petite séquence qui a son utilité et un poids dramatique caché que la musique révèle à la seconde vision du film. Une séquence à revoir, donc.


Au Montage, la séquence s'ouvre sur ce qu'on appelle un "placement de produit". Il n'y en a pas 
beaucoup dans le film. Il s'agit d'un deal qu'on fait avec certaines marques où l'on échange un plan de produit contre une certaine somme d'argent. Des sociétés spécialisées "scannent" le scénario pour repérer les endroits où l'on peut placer des produits (ici : "il consulte sa montre..." hop ! un plan de montre !).
C'est un jeu qu'il faut accepter de jouer si on veut financer qui une musique additionnelle, qui un acteur qui coûte plus cher que prévu, qui un plan de grue, etc. Il faut évidemment procéder à des arbitrages afin de ne pas trop céder sur la signification des scènes et sur l'exigence artistique.
Ce dernier plan de montre nous a assez rapporté pour qu'il ne nous fasse pas trop mal au cul. (il nous a quand même fait un peu mal).

Plus sérieusement, dans une précédente version du scénario, il s'agissait à ce moment là, avant le coup de fil de Moïse à son patron Cherkachin, de montrer un flash-back se déroulant à Montréal, du temps où Moïse était étudiant. Dans cette scène de flash-back on montrait que Cherkachin ne laissait pas Moïse s'attacher à de petites amies potentielles. Le dirigeant du FSB ne voulait pas que son soldat personnel Moïse s'engage dans des relations qui pouvaient perturber sa formation et surtout ses futures missions. Il en résultait que l'on connaissait le fardeau de Moïse. C'était quelqu'un qui n'avait pu avoir de relations sentimentales normales.

Ce flash-Back coûtait un peu cher et JD n'avait pas spécialement envie de tourner une séquence où il s'agissait de le rajeunir de 20 ans. de mon côté, je n'aimais pas cette séquence non plus parce que je n'y croyais pas. Un dirigeant du FSB n'empêche pas son agent d'avoir des relations sentimentales. Ça c'est dans les mauvais films.

Derrière cette séquence il y avait quand même le soucis d'expliquer pourquoi un type comme Moïse, à son âge, n'était pas marié et n'avait pas d'enfant. Quand JD a décidé de jouer le rôle, le soucis était encore plus fort : comment un type aussi séduisant pouvait être aussi seul dans la vie ? Je me suis longtemps pris la tête pour répondre à ces questions. D'où cette version dans le scénario où l'on voit Moïse avec une prostituée. je n'étais pas plus satisfait de cette idée que de celle du flash-back. J'ai été libéré le jour où j'ai compris (avec l'aide de mon amie Marcia Romano) qu'on se foutait de savoir pourquoi le héros du film était seul. Se demande-t-on pourquoi Cary Grant est seul dans "Notorious" ? Non. Moïse est seul parce qu'il n'a juste pas eu le temps de construire un couple. Et non parce qu'un méchant patron l'en aurait empêché. Il ne va plus plus voir les prostituées pour ça. C'était quelque chose qui rabaissait trop le personnage. Et ici en l'occurrence, il n'y avait pas de vertu à être glauque ou à trouver un vrai défaut au personnage (ce qui peut par ailleurs être absolument nécessaire).

Voici la séquence avant le tournage (en jaune : ce qui a été coupé AU TOURNAGE) : 


Le coup de la clef a aussi été abandonné au tournage. C'était un objet qui devait être signifiant, symbole du lien qui unit Cherkachin à Moïse (un cadeau d'anniversaire offert par le dirigeant du FSB à son quasi-fils). Tout ça était un peu lourd et j'ai abandonné l'idée la veille du tournage.

Une prostituée et une clef en moins, la séquence devenait un peu nue. Je voulais en profiter pour montrer Moïse dans son quotidien d'agent en mission : il mangeait un bon steak le soir dans la planque. Finalement, même cette idée n'était pas vraiment satisfaisante et elle a été gommée au montage.

Le vert ici n'a pas encore été remplacé en post-prod par la "pelure" de Monaco la nuit...
Il reste juste Moïse, seul, qui appelle son patron à l'heure convenue sur un téléphone crypté...

... Et qui reçoit l'ordre "d'aller vite". Comme dans les patriotes (mission 2), la mission que dirige Moïse n'est pas standard. Il s'agit d'espionner un russe (dans les patriotes il s'agissait pour le Mossad d'espionner l'ami américain). Qui plus est, ce russe est un soutien de Cherkachin. Une mission tordue donc. Et la mélancolie de Moïse dans cette scène renvoie à celle d'Ariel dans Les Patriotes. Deux agents loyaux qui obéissent à des ordres retors. 
C'est une scène simple mais elle est liée à la scène précédente (Alice appelle Sandra pour accepter la mission) par une musique de Jonathan Morali, la première dont le thème est vraiment développé, et qui donne aux deux séquences un parfum de prédestination.
Alice accepte la mission (condition nécessaire et quasi-suffisante pour que la rencontre avec Moïse soit son destin) puis Moïse a pour ordre de livrer des résultats rapidement (cela va dans le même sens). Les deux personnages nouent leur destin au téléphone d'une certaine manière et il y a ici une fatalité en marche. C'est ce que j'ai alors dit au compositeur : il faut un thème qui évoque cette fatalité en marche. C'était étonnant pour lui parce que ni le scénario ni les séquences tournées n'évoquaient cette idée. Cette idée n'était nulle part. Elle était née du montage. C'est le montage qui la demandait, un montage avec un point de vue, avec un désir. Il n'est question ici ni d'intrigue, ni de logique, ni même de tension dramatique. Il est uniquement question de désir. Le désir de placer l'histoire d'amour au premier plan et de la suggérer en pointillé avant qu'elle ne commence.
La musique de Jonathan est superbe et évoque magnifiquement cette ré-écriture. Ou plus exactement cette écriture.

A la première vision du film il est difficile de saisir la signification de cette musique. Quand on ne connaît pas l'histoire on est encore pris par l'intrigue. On est encore dans l'exposition du récit. Mais à la seconde vision, quand on sait ce que le destin réserve aux personnages, cette séquence si simple se transforme parce que la mélancolie qui la colore prend tout son sens.
Souvent le sens d'une scène est caché. Il n'y a pas toujours de raison de donner les clefs de tout ce qu'on montre. On peut projeter de susciter sur une vague impression, l'impression qu'il se passe quelque chose de plus que ce que le récit veut bien suggérer. Mais il n'est pas nécessaire de tout expliquer, de tout dire.
Ici la musique surdétermine la scène. Elle en dit plus sans que l'on sache très bien quoi.
A la seconde vision, ou peut-être même à la troisième, elle prend son sens. Et trouve probablement sa force.
Nous aimions bien cette mélancolie étrange incarnée par JD au tournage. Un homme seul, qui dîne simplement puis passe un coup de fil. Au montage nous avons simplement coloré cette mélancolie de ce qui fait le film, de ce qui fait le coeur du film.

05 mai 2013

Möbius Séquence par Séquence 10


Séquence 17
Le noeud gordien


La séquence 17 a été ré-écrite au montage. Elle a porté sur ses épaules l'inextricable problème posé par la séquence 21 dite "du vol des bandes", qui a été sacrifiée au tournage pour des raisons budgétaires. 
Où le financier, l'économique, la logistique entrent dans la création, soit pour la servir soit pour lui nuire.

J'ai moi-même cadré ce plan, debout sur un praticable derrière Cécile, un oeil sur un petit combo pour voir ce qu'Yves Agostini faisait avec la seconde caméra et un oeil dans l'oeilleton de la mienne


Voici la séquence telle qu'écrite au scénario. En jaune, la partie du texte qui a été coupée. 








Plan large en travelling latéral très lent (à la The Wire) derrière le bar, faisant ainsi défiler quelques amorces (pas des "rochances" car elles sont identifiables comme cette lampe)

C'est là que les chose se corsent.
Quelles instructions allait donner Sandra à Alice ?
Nous allions le savoir, en voix off, sur le début de la séquence dans laquelle nous voyons ce que fait Alice : on lui demande de voler les bandes contenant les enregistrements des traders. (il s'agit de savoir ce que fait Rostovski avec sa banque). 

Donc la séquence 21 était la suivante : 

























Cette séquence 21 n'a pu être tournée telle qu'elle était écrite.
La raison principale en a été qu'il a fallu réduire le plan de travail pour des raisons budgétaires.
Je suis toujours attentif aux conditions de production. Nous devions je m'en souviens passer de 50 jours de tournage (initialement le plan de travail avait été évalué à 55) à 45 jours.
Pour réduire un plan de travail il y a plusieurs solutions. La plus triviale consiste à arracher des pages de scénario. C'est évidemment la plus douloureuse.
Il y en a une autre qui consiste à regrouper les décors. Les changements de décors sont très lourds en terme de plan de travail. Plus il y a de décor, plus le tournage est long. On peut donc s'attacher à "simplifier", c'est à dire à réduire le nombre de décor, en ré-écrivant le scénario afin de placer certaines séquences dans des décors déjà existants.
C'est la solution que j'avais proposée pour la séquence 21 qui se déroulait dans un décor qui n'était utilisé qu'une fois : le local de sécurité.
Petit décor pour une séquence relativement longue et surtout complexe (scène de suspens). Il faut de la place pour la caméra. La séquence devait donc être tournée en studio.
J'ai dans un premier temps proposé qu'on la tourne dans un décor naturel qu'on trouverait en même temps - et sur les mêmes lieux - que la salle des marchés. Cela nous permettait donc de regrouper tout le tournage salle des marchés avec cette scène de local sécurité.
Mais nous n'avons pas trouvé de salle des marchés, nous avons du la reconstituer nous-même dans une grande pièce vide.
J'ai proposé alors de ré-écrire cette séquence 21 afin qu'elle se tourne dans la salle des marchés.
C'était une énorme concession parce qu'il fallait repenser totalement la séquence et le décor lui-même (inclure un bureau du préposé à la sécurité dans la salle elle-même). Mais un arbitrage devait être fait, la séquence était quand même mineure comparée à celle du coup de foudre ou d'autres. Il fallait faire des sacrifice.
Une autre raison a facilité cette décision : la séquence telle qu'elle était écrite était anachronique. Il n'y a plus de "bande" pour stocker les conversations des traders. Il s'agit bien entendu de disques durs. C'est moins gros et plus difficile à voler. La séquence n'était pas crédible.

J'ai repoussé cette ré-écriture jusqu'au dernier moment. Quand j'y pensais, pendant le tournage, j'avais une idée générale de ce qu'il fallait faire mais aucune inspiration mirobolante.
Je devais juste écrire une séquence où il s'agissait de "copier" sur une clef les fichiers audio des conversations des traders.











Voici la séquence telle que ré-écrite l'avant veille du tournage dans la salle des marchés (nous avions quatre jours de tournage dans ce décor, la séquence devait "rentrer" dans ces quatre jours).























Nous avons tourné la scène. Nous l'avons montée.
Il faut noter qu'il y a une astuce dans cette nouvelle séquence : on entend la suite de la conversation téléphonique entre Sandra et Alice en OFF. J'ai tourné cette partie de la conversation en IN, c'est à dire que lorsque nous avons tourné la séquence 17, j'ai demandé à Cécile de dire le texte de cette partie de dialogue. J'ai du avoir l'intuition que ça pourrait me servir.

Le débat sur la première partie du film, trop longue, l'idée selon laquelle il fallait arriver plus vite au coup de foudre, le fait qu'on ne "rentrait" pas assez vite dans le film, toutes ces discussions fragilisaient cette séquence qui n'était finalement qu'une fausse piste.
Il faut dire que dans le scénario, après cette séquence où Alice, au bout du compte, ne parvient pas à voler les bandes/fichiers, nous la voyions se plaindre auprès de la CIA (via le psychanalyste) qu'elle n'est pas formée pour ça et que ce n'est pas son job.

Pour aller plus vite dans la première partie du film, il fallait couper cette séquence. Mais les conséquences de la disparition de cette séquences étaient monumentales. En voici quelques unes :

- Alice ne "ratait" plus le vol des bandes, donc elle n'avait plus de raison de râler auprès du psy, il fallait donc couper la seconde scène du psy. Résultat probable :  on ne comprendrait plus trop à quoi servait ce psy, c'est à dire de boîte aux lettres qu'utilise Alice pour communiquer avec la CIA.
- Conséquences sur la scène des chiottes où Sandra et Inzirillo convoquent Alice quand ils réalisent qu'elle déjeune avec Rostovski (ce qui n'était pas prévu) et qu'elle leur dit qu'elle ne sait pas "voler mais séduire elle peut encore se débrouiller"). Ça devenait incompréhensible.
- Quand Alice demande à Sandra : "qu'est-ce que je dois faire ?", si on ne voit plus cette scène où elle vole les bandes, on ne sait plus ce que Sandra lui a demandé de faire. Elle répond donc "je vous rappelle" et elle ne dit plus rien. Ainsi quand Alice se fait engueuler dans les chiottes parce qu'elle n'a prévenu personne de son projet de draguer Rostovski, on ne comprend pas pourquoi Sandra est en colère : elle n'avait qu'à lui donner des instructions précises !

Bref, tout ça pour dire que la disparition de la séquence 21 était un pur casse-tête.
Mais il est vrai que sa ré-écriture ne l'avait pas rendu fulgurante d'une part, et que la séquence tournée n'était pas géniale à mes yeux. Bien filmée, mais pas géniale. Ça n'était pas trop douloureux de la couper si ce n'est que ça foutait un sacré bordel dans la narration !

La séquence 21 a résisté pendant longtemps. Ce n'est que vers la fin du montage que nous avons trouvé la solution. J'ai réécrit le texte de Sandra au téléphone dans la séquence 17 en utilisant les réponse IN d'Alice, afin de suggérer qu'on lui donnait bien des instructions et qu'elle n'était pas très chaude pour les suivre.
Il s'agit clairement d'un bidouillage. Il y en a des dizaines comme celui-là dans tous les films.

Le texte off de Sandra en jaune a été rajouté en sous titre pour les projections qui ont eu lieu avant
 la post-synchro. les spectateurs de ces projections (producteurs, distributeurs) savaient ainsi ce qui allait
se dire au final




































Je pense que la séquence 21 initiale était bien meilleure que la nouvelle version écrite deux jours avant le tournage. On m'avait demandé de réduire le plan de travail et je voulais à tout prix éviter d'arracher des pages de scénario même si certaines l'ont été de toute façon.
Afin de regrouper les décors, j'ai écrit cette nouvelle version. J'ai probablement manqué d'inspiration et la nouvelle version était plus faible. Cette faiblesse a fragilisé la séquence quand il s'est agi de réduire la première partie du film. Je l'aurai probablement mieux défendue si elle était restée dans sa version initiale mais dans la situation présente elle s'offrait au sacrifice, malgré le bordel narratif indémerdable que cela entraînait.

Un sou est un sou. Une journée de tournage une journée de tournage. Un budget est un budget.
Il faut en tenir compte certes. Mais rien n'est jamais gratuit et ce genre d'économie se paie toujours dans une autre monnaie.
Un film est un film.

15 avril 2013

Möbius Séquence par Séquence 9

Séquence 16
Le couteau dans le plaie


La séquence 16 a changé de statut. 
Elle était une sorte de roc sur lequel venait échouer toutes les hypothèses de changements narratifs.
Elle était coercitive et a interdit pendant longtemps tout débat sur le début du film.
Finalement elle a plié.
Elle représente le point de rupture entre le scénario et le film. 
Mais les véritables sujets dont elle était l'enjeu la dépassaient de loin.

Entre averses et rafales de vent, un plan large sous un soleil qui n'allait pas tenir plus de 4 minutes










Voici le texte de la séquence 16 (en jaune les coupes).



Pendant longtemps les producteurs nous ont demandé de ne pas commencer le film avec la séquence 1. Soit on me suggérait de commencer avec une scène entre Moïse et Cherkachin, soit avec l'arrivée sur Monaco. Mais ils ne voulaient plus de cette séquence 1 sur ces américains peu sexy dans un décor peu sexy.
Il est probable que les conditions de tournage déplorables dans ce décor, qui m'ont empêché de faire des plans amples et en particulier un plan de grue, n'ont pas joué en faveur de cette ouverture prévue de longue date dans le scénario.

Pendant longtemps j'ai opposé la séquence 16 à tout déplacement de la séquence 1. Comment passer du petit mot "On a essayé de me recruter" qu'Alice remet à son agent de contact, le Psy, à la séquence 16 si on n'a jamais vu les américains dans la séquence 1 ? 
Tout ce début de film était censé être raconté par le personnage que vous voyez sur la photo ci-dessous (Tom Scurti). Avec la séquence 16, on bouclait la première boucle et on lançait la véritable intrigue.
Avec la séquence 1 qui sautait, c'était tout le dispositif qui sautait.
Un casse tête qui nous a longtemps permis de nous opposer à toutes les tentatives de pression pour modifier ce début de film.
En réalité, c'était une bonne raison mais pas la raison principale. La vraie raison était que nous aimions la séquence 1 là où elle était, point à la ligne. Nous aimions commencer le film comme ça, par un choeur moderne et "casual".

Il y avait néanmoins quelques points faibles dans notre position.
- Il est certain que l'ouverture du film sur les plans aériens de Monaco était plus forte et plus percutante.
- Le tournage de la séquence 1 (et de la séquence 16 tournée le même jour - nous ne pouvions tourner qu'une seule journée dans ce décor) ayant pâti de très mauvaises conditions météo ne m'avait pas permis de proposer une ouverture formidable. bref, avec cette séquence, le film commençait sans panache.
- Il y avait eu une version du scénario qui ne commençait pas par les américains. Mais du coup leur première apparition était évidemment gérée de manière différente. Cependant une ouverture par les américains avait donc déjà fait l'objet d'un débat à l'écriture, il n'était donc pas impertinent d'ouvrir de nouveau ce débat.

C'est pendant le mixage de la musique, donc dans les derniers jours avant mixage du film, donc vraiment au dernier moment, que je me suis dit : pourquoi ne pas essayer quand même ?

Il y a un moment où les positions de principe ne tiennent plus. Un moment où le film demande qu'on pense à lui et pas à autre chose. Il y a un moment aussi où il faut prendre en considération ce qui ressort des différentes réactions. Il ne faut pas tenir compte de CHAQUE réaction, de telles ou telles réactions qui peuvent être stupides ou méchantes. Il faut tenir compte de ce qui se dégage de la masse.
Par exemple, à l'issue de la projection d'un montage du film, un des co-producteurs m'a dit en substance: "Ça ne m'intéresse pas de commencer sur ces types, je n'ai pas envie de les voir, c'est qui ces zozos ?".
Ces zozos ? Wendell Pierce et Tom Scurti ?
Rien que pour cette phrase, je me suis juré que jamais je ne toucherais au début du film. 
Mais ce n'est pas parce qu'une opinion est exprimée de façon vulgaire et désagréable qu'elle n'en rejoint pas moins un sentiment partagé qui peut être pertinent.
Il m'a peut-être fallu plusieurs semaines pour me remettre de cette remarque ignoble, négation de tout mon travail, de tout ce que j'aime.

Mais à un moment, le film demande qu'on pense à lui. Et plus seulement à soi. Il demande qu'on ravale son égo, ses affects et qu'on pense à lui.
Alors j'ai pensé à lui et je me suis dit : qu'est-ce qui se passe si on retire la séquence 1 du début, on la colle avant la séquence 16, on coupe une partie du dialogue qui interdit l'opération et on voit ?
Il fallait voir. Il fallait essayer. On devait bien ça au film.

Voici la séquence 1 avec les coupes effectuées qu'il faut donc imaginer collée au début de la séquence 16 ci-dessus.

Dans ce cas là on se demande : alors qui est responsable de cette situation ? L'auteur du scénario ? Le réalisateur ?
Les deux, je pense.
Les difficultés liées à la place de la séquence 1 proviennent probablement de l'aspect explicatif de ces deux séquences. Il aurait peut-être fallu trouver un autre biais qu'une réunion entre les trois personnages au cours de laquelle l'officier responsable d'Alice la refile aux autres parce que la mission, à cause de ce hasard incroyable, va probablement changer de statut.
Mais il est vrai que la mise en scène un peu plate n'a rien arrangé. Le dispositif des trois personnages assis dans le jardin était statique. J'ai voulu montrer qu'une discussion importante, aux enjeux majeurs, pouvait se dérouler non loin de la piscine et des enfants qui jouent. Mais je n'ai pas su le rendre aussi fort que j'aurais voulu. Le décor, la météo, le temps de tournage, tout ceci ne m'a pas permis de beaucoup briller. Du coup la mise en scène n'a pas pu imposer son point de vue et a laissé le scénario se débrouiller tout seul.
Au montage, ne pas changer les séquences de place aurait probablement permis une meilleur lisibilité au prix d'un début moins fort.
Nous avons arbitré en faveur du sentiment général (même si souvent exprimé avec peu de respect).

Mais c'est aussi et surtout parce que cette bataille s'intégrait dans un ensemble où d'autres fronts étaient autrement plus importants. D'une certaine manière j'ai fait cette concession pour préserver l'essentiel. Il y a d'autres scènes qui ont été l'objet de terribles pressions et celles-là il était hors de question de concéder quoi que ce soit. C'était l'affirmation du film qui était en jeu. Pour préserver cette affirmation j'ai lâché sur ce qui m'a semblé plus accessoire.
Et cette affirmation concernait la place du désir charnel et de la relation amoureuse.
Sur cette question, j'aurai été intraitable. Il était vain de venir m'y chercher.
Wendell Pierce... Mister Wendell Pierce (The Wire)




06 avril 2013

L'homme politique doit-il être un homme ?


Pour essayer de penser « l’affaire Cahuzac », il faut essayer de se libérer de ce voudrait nous en faire penser la parole publique.
Il est de plus en plus difficile de séparer aujourd’hui l’information de l’affect dans les médias. Les médias ne nous informent moins qu’ils informent nos affects.
Inutile de compter sur les hommes politiques pour nous aider. Ecouter Mélenchon ou Copé ou tout défenseur du gouvernement c’est tendre le cou pour se faire pendre au réverbère de l’abrutissement intellectuel. Ils pensent pour nous. Ils sont offusqués. C'est la faute de celui d'en face.

L’affaire Cahuzac, donc.
Un homme, chirurgien esthétique avant que d’être politique, a placé son argent dans un paradis fiscal afin de le soustraire à l’impôt. Cet homme a été plus tard nommé ministre du budget, ses compétences ont été reconnues par la classe politique tout entière, sa rigueur a été saluée, il faisait partie des réalistes de gauche, du centre gauche, voir de la droite du centre gauche,  tout pour plaire, ou déplaire à tout le monde. Et surtout aux pères la morale, aux idéologues, à Edwy Plenel et Médiapart en particulier.
Son secret a été « balancé » et, drapé dans sa réputation de rigueur, de droiture intellectuelle et de mesure politique, le chirurgien ministre s’est enfoncé dans la « spirale du mensonge ». Mal conseillé peut-être, il a nié, nié puis nié encore, espérant que s’essouffle la campagne contre lui, et que s’essouffle la justice.
Mais surtout, le ministre ne pouvait revenir en arrière car il avait menti à celui qui lui avait fait confiance, à celui qui l’avait nommé, qui lui avait donné son nom : le Président, le Parti, le Père, qui vous voulez : Celui qui l'aimait.
Mentir à celui qui vous aime, celui qui vous a fait c’est se condamner à vous enfoncer dans le mensonge, à aggraver la faute, à ne plus pouvoir l’avouer ni se la faire pardonner.
Qu’importe la position de ministre, qu’importe le fait d’être ministre du budget, de la rigueur financière, de la lutte contre l’évasion fiscale alors même que vous faites partie des voyous. Qu’importe cette réalité là.
La réalité humaine est plus forte, elle balaie les idées, les idéologies et les principes politiques ou moraux.
Vous mentez à celui qui vous aime pour obtenir ou renforcer son amour.
Plus vous mentez par amour et moins vous pouvez vous en sortir car ce que vous allez perdre c’est ce pour quoi vous avez menti.
Qu’importe que Cahuzac affaiblisse le Président, le gouvernement, la gauche, la République, la France.
Qu’importe parce que c’est faux.
Il est faux de dire qu’être humain affaiblisse quoi que ce soit.
Cahuzac montre qu’un homme politique est un être humain misérable comme les autres. Il le montre après Strauss Kahn.
Nous devons nous demander pourquoi nous voulons à ce point que les hommes politiques soient moins humains que nous, moins misérables que nous. Pourquoi la misère serait notre lot à nous et leur serait épargnée à eux.
Parce qu’ils ont le pouvoir ? Ils ne sont pas nés dedans. Ils sont nés hommes comme nous avant que d’être hommes politiques. Le pouvoir,  nous le leur donnons. Et nous faisons attention à ce qu’ils n’en abusent pas. C’est pour cela que nous avons des contrôles, une presse libre et une justice indépendante. C’est bien parce que nous savons que nos hommes politiques sont humains.
Cessons de nous offusquer. Le tricheur a été démasqué. Nous aurions du mieux nous protéger en exigeant de meilleures modalités de contrôle. Nous aurions du exiger que le pouvoir que nous concédons à certains hommes soit compensé par un contrôle plus adroit, plus puissant. Et si nous avons failli, nous devons simplement en prendre acte et aller plus avant dans les réformes de notre démocratie.
Aux USA, le dispositif est plus dur. Un Cahuzac n’aurait jamais été nommé ministre. Le cadavre dans son placard aurait été découvert bien avant.
Mais nous, en France, nous pensons que les hommes sont purs, doivent être purs. Pas besoin de dispositif pour nous protéger !
Il suffit juste que nos hommes politiques ne soient pas humains ! C’est bien plus simple, bien plus sûr.
Et bien plus désastreux.
Nous sommes des idéalistes et c’est cet idéalisme qui se retourne contre nous. Nous sommes romantiques et nous nous faisons du mal.
Cahuzac nous a menti comme nous, nous nous mentons à nous-mêmes.
Non, ce n’est pas d’être humain, messieurs les Robespierre, qu’un homme politique peut nuire à notre société ou même la déshonorer. Ce n’est pas d’avoir un compte bancaire secret, de se soustraire à l’impôt, d’interdire aux autres ce qu’on fait soi-même, de mentir ou de voler.

C’est d’être inhumain. C’est d’être un dictateur, de se servir de la politique pour manger le peuple, de tuer au nom de la pureté et de se prendre pour Dieu.



31 mars 2013

Möbius Séquence par Séquence 8

Séquence 14-15
L'insert du rebondissement


A la faveur du montage, des inversions de séquences et des coupes, le premier rebondissement survient dans le film au bout de dix minutes. Dans le scénario, en suivant le principe de la moyenne d'une minute par page, il arrivait au bout de 15 minutes. 
Accélérer la mise en place, pour arriver plus vite au coeur du sujet : le coup de foudre. C'était toujours le même crédo du montage, suscitant tensions et angoisse.
Le défi de mise en scène a reposé, lui, sur la qualité des inserts.

Ce plan n'a pas été tourné le Jour 5. Il a été tourné quand nous étions à Monaco, quelques jours plus tard.


















Voici le texte des séquences. En bleu : Ce que j'ai écrit quelques jours avant le tournage pour permettre à CdF d'avoir plus de choses à dire au besoin. Tout le texte n'a pas eu besoin d'être monté (ni même tourné je crois, je ne m'en souviens plus).




A ce stade il est intéressant de comparer le scénario et le film au niveau narratif.
Lorsque le rebondissement intervient, que savons-nous à la lecture du scénario ?

- Des américains, dont on devine vaguement qu'ils travaillent dans le renseignement ("Un de nos agents en Europe..."), sont impliqués dans l'histoire (puisque c'est eux qui la racontent. Cf. Séq. 1). On ne sait pas comment, on sait juste qu'ils sont là.
- Moïse dirige une équipe d'agents russes (dialogue en russe à la fin de la séquence 4) qui a pour mission de recruter Alice afin qu'elle espionne son employeur Ivan Rostovski (Rostovski est cité une fois seq. 1 par  John Scurti/Honey et ensuite séquence 3 pendant la répétition : "vous savez qui est Ivan Rostovski...")


Que savons-nous à la vision du film, après les coupes au scénario ?
- Une équipe dirigée par Moïse veut recruter Alice pour espionner son employeur. Sa banque a l'air de faire du blanchiment
- Il s'agit plutôt de la police monégasque (Sandra présente sa carte au sauna) bien que le marketing du film aura prévenu que Moïse travaille pour le FSB mais c'est une information extra-cinématographique. A ce stade, le film ne le dit pas. 






Dans les deux cas, la séquence 15 se termine sur l'amorce d'un rebondissement : Alice travaille déjà pour un service de renseignement. A cet égard, le texte du mot qu'elle remet au psychanalyste est éloquent : "On a essayé de me recruter, instructions ?"
C'était le texte que j'avais écrit en français. Il a fait l'objet de la traduction suivante :

"They tried to recruit me, instructions ?"

La traduction ici me semblait très délicate. L'information était très elliptique. Il était même possible que seuls des familiers des romans d'espionnage ne puissent la comprendre. En écrivant un mot alors qu'elle est en train de parler au psychanalyste on suggère clairement qu'elle fait passer une information secrète. Pourquoi ? Ont-ils peur des micros éventuels ? C'est possible. Un agent infiltré en territoire étranger doit pouvoir communiquer avec ses patrons sans que personne ne le soupçonne. A l'ère de la surveillance électronique, cette communication simple et concrète est probablement la meilleure solution. Passer par un psychanalyste dont on peut estimer qu'il travaille aussi pour la CIA, comme "boîte aux lettres", est la meilleure des couvertures.

C'est vrai que couper la séquence 1 permet au rebondissement d'être encore plus pur. Aucun américain à l'horizon, rien ne nous prépare à cette nouvelle inédite selon laquelle Alice travaille déjà pour les américains. On n'en est pas encore là. A ce stade le film ne dit qu'une chose : Alice n'est visiblement pas que trader dans une banque russe.

SI "Möbius" était une série, c'est ce qu'on appellerait un Cliffhanger : une fin d'épisode ouverte sur une nouvelle question qui va tout bouleverser.


La mise en scène de cette séquence (et d'une autre dans le même lieu qui a été coupée au montage, nous en reparlerons), ne m'a pas posé de problème si ce n'est que nous n'étions pas en studio. J'aimais beaucoup le décor, avec tous ces objets, mais je ne pouvais pas mettre ma caméra derrière car la pièce était petite et les murs non amovibles. On remarquera les amorces à droite de l'image au-dessus. des machins que j'ai placés comme ça devant la caméra histoire de donner un peu de relief. La caméra ici était coincée dans l'encadrement de la porte ouverte, à moitié dans le couloir, afin d'avoir le plus de recul possible et d'allonger la focale au maximum.

C'était je crois le deuxième jour de tournage avec Cécile. Elle m'a réellement épaté. Faire tous ces gestes précis tout en disant ce texte de couverture... je l'ai trouvée déjà là, avec moi, à la hauteur, belle et précise. J'avais la scène. C'était agréable.

Au niveau des défis de découpage, cette séquence et la seconde qui exploite encore plus l'idée du petit carnet sur lequel on écrit des mots, ces séquences reposaient sur la qualité des inserts. Les inserts sont des plans sur des objets. Là il s'agissait de filmer les mots qui s'échangent. Faire de beaux inserts, lisibles comme tels, n'est pas évident. Quelle grosseur ? Sur quoi centrer l'image, sur quel élément signifiant ? Qu'est-ce que ça doit dire ? Qu'est-ce qu'on doit regarder exactement ? Peut-on y ajouter une certaine poésie visuelle  (syndrome de la nature morte), bref... les inserts, on les fait toujours en fin de journée, quand les acteurs ont terminé et c'est une erreur. Les mouvements doivent être parfaitement raccord pour pouvoir monter ces inserts. Donc les acteurs doivent rester pour les faire et se rappeler de leurs gestes quand on tournait la scène. Ils doivent au mieux reproduire le geste pour que l'insert soit montrable.

C'était donc des séquences d'inserts. A la fin, il n'en reste qu'un mais pas n'importe lequel.





28 mars 2013

Le cinéma est mort

Le cinéma est en train de vivre une crise qui s'aligne sur celle qui touche l'Europe. Le conflit oppose les réalistes (tendance libérale ) et les conservateurs (tendance sociale). Les uns prennent acte de la réalité du marché, les autres continuent d'opposer à celle-là la réalité des existences sociales.

Nous assistons aujourd'hui en Europe à l'opposition entre les peuples et le marché. Pourtant le marché ne peut pas espérer s'équilibrer sur le dos des peuples. Et les peuples ne peuvent espérer s'en sortir en niant les réalités du marché.

Le cinéma français souffre aujourd'hui de cette opposition.
Et ce qu'on appelle les "talents", nouveau nom pour les artistes (une évolution sémantique qui en dit long sur la tendance) se retrouvent coincés entre les deux forces.

La réalité forte du cinéma français aujourd'hui c'est qu'il se délocalise. Qui en souffre ? Réalisateurs et techniciens. Réalisateurs car ils ne peuvent plus choisir leurs collaborateurs parmi les techniciens français et doivent faire avec la réalité professionnelle de pays qui n'ont pas de tradition cinématographique et les techniciens parce qu'ils se retrouvent au chômage.
Cela appauvrit la profession. L'expertise et l'expérience sont en train de se déplacer lentement hors des frontières.

La réalité du cinéma français aujourd'hui c'est que les temps de tournages se réduisent toujours plus. Qui en souffre ? Réalisateurs et techniciens. Réalisateurs car ils doivent trouver des solutions pour ne pas appauvrir leur travail. Techniciens parce qu'ils doivent accepter plus d'heures supplémentaires payées au forfait. Accessoirement, le cinéma en souffre aussi puisqu'on aligne ainsi les conditions de fabrication des films sur celles des téléfilms.

Réalisateur (et auteurs réalisateurs bien sûr) et techniciens devraient donc se retrouver solidaires dans une recherche de solutions aux problèmes posés au nom de ce qu'ils paient solidairement le prix d'une situation complexe.

Ce n'est pourtant pas tout à fait le cas et c'est un nouvel effet pervers de la crise.

La délocalisation de la fabrication des films français est due au déficit de structures de financements en France qui ne peuvent rivaliser avec ce que proposent d'autres pays plus libéraux ou imaginatifs.
C'est là que la structure économique et sociale française joue son rôle contradictoire. D'un côté elle veut préserver sa spécificité, et elle peut être fière de ce qu'elle ne cède pas aux sirènes du libéralisme, et d'un autre côté, se faisant, elle néglige le monde qui l'environne et dont elle ne peut se détacher et en paie un prix social et artistique fort.

La réalité des techniciens sous payés, parfois 50% au-dessous du tarif, soumis à la pression "qu'ils peuvent bien refuser, des centaines d'autres attendent derrière la porte", s'oppose à la difficulté pour les films français de se financer.

On vit aujourd'hui sous la dictature d'une équation logique imparable : "Ou le salaire, ou le travail". Il faut choisir.
Quelques fois c'est plus subtil : "ou les conditions de travail ou le travail", ou bien : "ou la précarité ou le travail".

La délocalisation du cinéma français a un prix : le chômage. Elle a une raison : le poids de la masse salariale dans les budgets (eu égard à la taille du marché). Donc : des salaires trop élevés se paient en chômage. Baissez vos salaires, on revient faire des films en France.
Et la nouvelle convention collective repose sur la même équation mais avec le discours inverse : On ré-hausse les salaires (sauf pour des films dont une commission décidera qu'ils ont le droit à l'existence sans la finance) au prix du chômage.
Des salaires plus élevés = moins de films viables = moins de films produits en France = plus de chômage.

On oublie de dire qu'aujourd'hui les techniciens sont très souvent payés bien en-dessous du tarif et les films se délocalisent quand même.
On oublie aussi de dire que c'est moins le niveau des salaires que celui des charges qui est en cause.
Ces oublis permettent malheureusement de faire peser sur l'opposition salaire/travail toute la responsabilité de la situation.

Mais il y a dans le cinéma une petite particularité, c'est qu'on y parle aussi d'art et d'artistes, pardon de "talents".
Et les artistes, eux, devraient défendre leur art contre le social ?
La fin justifie les moyens. Un beau film justifierait une entorse sociale (autrement dit : ce qu'apporte une véritable oeuvre artistique n'a pas de prix même social). Soyons plus précis : un film qui a la prétention d'être un beau film pourrait se payer au prix du social.

J'ai un peu de mal, je dois avouer, à accepter d'entrer dans cette équation. J'ai un peu de mal à accepter que mon film, aussi beau soit-il, puisse se faire au prix du social ou même au prix du travail.
C'est pourtant ce que m'impose, soit la réalité du marché (la délocalisation de Möbius se paie en travail), soit la défense du cinéma français, dans sa multiplicité, sa diversité, sa qualité et son inadéquation à la taille de son marché (qui se paie en salaire).
En tant que "talent", j'ai un peu de mal à choisir entre le travail et le salaire.

Je n'aime pas cette nouvelle convention collective car elle va pousser le cinéma français à se délocaliser encore plus et elle choisit délibérément le salaire contre le travail. Techniciens français : devenez belges ou luxembourgeois immédiatement, c'est votre salut ! D'ailleurs pourquoi pas ?
A terme, l'excellence professionnelle va changer de nationalité.

Mais je crois qu'il faut impérativement trouver une solution qui évite de choisir trop le travail contre le salaire.
Une innovation dans les formes de financement du cinéma français apporterait une réponse. Une meilleure articulation entre les cachets des uns (dont on a stigmatisé le montant dernièrement) et la réalité économique des films - et il y a de vraies solutions pour ça et elles ne sont pas soviétiques - serait une autre réponse.

A part ça, savoir si le cinéma est mort, c'est une autre histoire.
Le titre était juste du marketing.



24 mars 2013

Möbius Séquence par Séquence 7

Séquences 7-13
Le repérage du désir


La scène du sauna a été difficile à articuler avec celle de la répétition (seq 3) : quel était le vrai enjeu de la scène ? Son véritable intérêt ?
D'où il est parfois compliqué de dégager clairement ce qui justifie une séquence. C'est pourtant essentiel non seulement pour la mettre en scène, mais aussi pour la monter, en définir la durée et le contenu.
Parfois ça se fait tout seul. Parfois c'est beaucoup plus dur.
Dès qu'une séquence est écrite et intégrée dans une continuité, elle vous échappe, c'est un furet. Comme le désir auquel elle doit répondre. On peut mettre longtemps pour la retrouver et quelque fois on la perd à jamais.


Voici le texte du scénario. Les passages en jaune ont été coupés au montage.






Quand je vois le look de CdF sur cette photo... je me souviens que j'avais parfois l'impression
de travailler avec une nouvelle actrice française qu'on n'avait encore jamais vue.


Oui le décor m'a piégé. Il s'agissait d'un décor très formel, sans aspérité : murs nus, pas d'amorce, pas d'objet derrière lequel se cacher. Le genre de truc qui me glace. Pas d'humanité en fait. Un décor à la Kubrick, toute proportion gardée. Et je ne m'y attendais pas. C'est un peu comme si j'avais à filmer deux personnages qui se parlent, point. Aucune possibilité de rajouter quelque chose. J'affrontais le littéral. Aucune possibilité d'échapper à la scène et au dialogue, rien de plus que la scène. 
Le fait même de situer la scène dans un sauna ne favorisait pas les échappatoires.
Il fallait donc assumer cette "nudité" si je puis dire, nudité de la situation et du décor. Ravaler ma frustration de ne pas trouver des chemins de traverses et affronter la scène directement.
C'était une bonne scène pour affirmer la première facette d'Alice : la trader impitoyable, odieuse, supérieure. Moïse l'avait joué comme ça pour entraîner Sandra et à raison  : Alice se comporte comme prévu au point que le première partie de la scène est presqu'une "seconde prise" de la séquence de répétition. 
C'est à ce moment qu'intervient la difficulté de montage. Comment apprécier le fait qu'on assiste à la scène de recrutement en vrai après en avoir vécu la répétition sans patauger dans la redondance ? L'intérêt de la scène est justement dans la redondance. Il y a là un paradoxe qu'il fallait traiter d'autant plus qu'une seconde difficulté venait s'ajouter à la première : où était finalement le véritable intérêt de la scène ? Pour cela il ne suffisait pas d'analyser sa fonction narrative. 

Doser la redondance était une chose, comprendre quel était le véritable intérêt de la scène en était une autre.
Quand on écrit un scénario, une séquence en particulier, on sait ce qu'on a voulu y mettre (on sait moins ce qu'on y a mis réellement). On sait ce qui nous plaît dans la scène et ce qui nous plaît moins. On sait là où on aura du plaisir à la voir si la scène est réalisée selon notre vision.
Ce qu'on sait moins c'est où se situe le véritable intérêt de la scène. On peut compenser cette ignorance en analysant froidement la fonction narrative de la séquence : que fait-elle avancer ? Quelles nouvelles informations apporte-t-elle ? Où est-elle étonnante ? Que dit-elle du personnage ?
Mais cette analyse est insuffisante. Il faut se poser la question du point de vue.
De quel point de vue se place-t-on ici ? Alice ? Sandra ? Moïse ?
Il est difficile de se situer du point de vue d'Alice ici puisque la scène de répétition a déjà créé le désir de voir la scène en vrai. On est donc déjà du point de vue de l'équipe. Mais lequel ? Sandra ou Moïse ? Sandra qui a galéré pendant la répétition, que Moïse a engueulée ? Autrement dit le désir suscité par la séquence de répétition pèse-il sur Sandra ? La question est-elle bien : Sandra va-t-elle y arriver ?
On pourrait le croire.
Mais il ne s'agit pas seulement de Sandra. Sandra est envoyée par Moïse qui écoute la conversation. Il y a un autre enjeu : va-t-on parvenir à recruter Alice ? Va-t-elle accepter ?
La première question est donc un peu décalée : si Sandra fait une erreur, sur qui cela va-t-il peser ? Sandra elle-même ? (elle va se faire encore plus engueuler) ou Moïse (qui est le responsable) ?
Et pour répondre à cette question, donc pour savoir quelle durée doit faire la scène, quels dialogues on garde, comment et quand passer à l'extérieur sur Moïse qui écoute, sur quelle réplique passer sur Moïse, pour savoir tout ça, on doit analyser quelle sorte de désir on a suscité avant même d'entrer dans le sauna. 
Quand on voit Alice allongée dans le sauna avec son mouchoir sur le visage (c'est l'élément signifiant qui dit immédiatement : c'est bien cette fille que Moïse jouait dans la scène de répétition) on comprend qu'il s'agit du recrutement qui a été répété. On active alors le désir suscité par la séquence 3. Mais quel est ce désir ? Qu'a-t-on envie de trouver ? A quoi a-t-on envie d'assister ?
Il ne s'agit pas alors obligatoirement de répondre à ce désir. Il faut le connaître pour jouer avec, le satisfaire ou le frustrer.
C'est parce qu'il a été difficile de repérer ce désir que la scène a mis du temps à trouver sa longueur et son montage, en particulier les moments où on sortait du sauna pour passer sur Moïse qui écoute. 

Comment peut-on ignorer le désir auquel doit répondre une scène ? Parce que le film n'est pas le scénario et le désir créé par le montage n'est plus le même que celui créé à l'écriture. Les images, l'incarnation, le jeu, l'humain qui est entré dans la danse viennent diffracter le rayon. On perd la notion de ce désir (si on l'a jamais maîtrisé à l'écriture ce qui n'est pas non plus évident) et on peut tourner en rond à essayer de le retrouver.