23 mai 2013

Möbius Séquence par Séquence 11


Séquence 18
Une séquence à revoir

La séquence 18 est une séquence simple qui remplace une séquence de flash-back à laquelle on a renoncé dans la dernière version du scénario pour des raisons financières et artistiques. Ecrite, ré-écrite avant le tournage, la séquence a finalement été de nouveau ré-écrite au montage. Il en reste une petite séquence qui a son utilité et un poids dramatique caché que la musique révèle à la seconde vision du film. Une séquence à revoir, donc.


Au Montage, la séquence s'ouvre sur ce qu'on appelle un "placement de produit". Il n'y en a pas 
beaucoup dans le film. Il s'agit d'un deal qu'on fait avec certaines marques où l'on échange un plan de produit contre une certaine somme d'argent. Des sociétés spécialisées "scannent" le scénario pour repérer les endroits où l'on peut placer des produits (ici : "il consulte sa montre..." hop ! un plan de montre !).
C'est un jeu qu'il faut accepter de jouer si on veut financer qui une musique additionnelle, qui un acteur qui coûte plus cher que prévu, qui un plan de grue, etc. Il faut évidemment procéder à des arbitrages afin de ne pas trop céder sur la signification des scènes et sur l'exigence artistique.
Ce dernier plan de montre nous a assez rapporté pour qu'il ne nous fasse pas trop mal au cul. (il nous a quand même fait un peu mal).

Plus sérieusement, dans une précédente version du scénario, il s'agissait à ce moment là, avant le coup de fil de Moïse à son patron Cherkachin, de montrer un flash-back se déroulant à Montréal, du temps où Moïse était étudiant. Dans cette scène de flash-back on montrait que Cherkachin ne laissait pas Moïse s'attacher à de petites amies potentielles. Le dirigeant du FSB ne voulait pas que son soldat personnel Moïse s'engage dans des relations qui pouvaient perturber sa formation et surtout ses futures missions. Il en résultait que l'on connaissait le fardeau de Moïse. C'était quelqu'un qui n'avait pu avoir de relations sentimentales normales.

Ce flash-Back coûtait un peu cher et JD n'avait pas spécialement envie de tourner une séquence où il s'agissait de le rajeunir de 20 ans. de mon côté, je n'aimais pas cette séquence non plus parce que je n'y croyais pas. Un dirigeant du FSB n'empêche pas son agent d'avoir des relations sentimentales. Ça c'est dans les mauvais films.

Derrière cette séquence il y avait quand même le soucis d'expliquer pourquoi un type comme Moïse, à son âge, n'était pas marié et n'avait pas d'enfant. Quand JD a décidé de jouer le rôle, le soucis était encore plus fort : comment un type aussi séduisant pouvait être aussi seul dans la vie ? Je me suis longtemps pris la tête pour répondre à ces questions. D'où cette version dans le scénario où l'on voit Moïse avec une prostituée. je n'étais pas plus satisfait de cette idée que de celle du flash-back. J'ai été libéré le jour où j'ai compris (avec l'aide de mon amie Marcia Romano) qu'on se foutait de savoir pourquoi le héros du film était seul. Se demande-t-on pourquoi Cary Grant est seul dans "Notorious" ? Non. Moïse est seul parce qu'il n'a juste pas eu le temps de construire un couple. Et non parce qu'un méchant patron l'en aurait empêché. Il ne va plus plus voir les prostituées pour ça. C'était quelque chose qui rabaissait trop le personnage. Et ici en l'occurrence, il n'y avait pas de vertu à être glauque ou à trouver un vrai défaut au personnage (ce qui peut par ailleurs être absolument nécessaire).

Voici la séquence avant le tournage (en jaune : ce qui a été coupé AU TOURNAGE) : 


Le coup de la clef a aussi été abandonné au tournage. C'était un objet qui devait être signifiant, symbole du lien qui unit Cherkachin à Moïse (un cadeau d'anniversaire offert par le dirigeant du FSB à son quasi-fils). Tout ça était un peu lourd et j'ai abandonné l'idée la veille du tournage.

Une prostituée et une clef en moins, la séquence devenait un peu nue. Je voulais en profiter pour montrer Moïse dans son quotidien d'agent en mission : il mangeait un bon steak le soir dans la planque. Finalement, même cette idée n'était pas vraiment satisfaisante et elle a été gommée au montage.

Le vert ici n'a pas encore été remplacé en post-prod par la "pelure" de Monaco la nuit...
Il reste juste Moïse, seul, qui appelle son patron à l'heure convenue sur un téléphone crypté...

... Et qui reçoit l'ordre "d'aller vite". Comme dans les patriotes (mission 2), la mission que dirige Moïse n'est pas standard. Il s'agit d'espionner un russe (dans les patriotes il s'agissait pour le Mossad d'espionner l'ami américain). Qui plus est, ce russe est un soutien de Cherkachin. Une mission tordue donc. Et la mélancolie de Moïse dans cette scène renvoie à celle d'Ariel dans Les Patriotes. Deux agents loyaux qui obéissent à des ordres retors. 
C'est une scène simple mais elle est liée à la scène précédente (Alice appelle Sandra pour accepter la mission) par une musique de Jonathan Morali, la première dont le thème est vraiment développé, et qui donne aux deux séquences un parfum de prédestination.
Alice accepte la mission (condition nécessaire et quasi-suffisante pour que la rencontre avec Moïse soit son destin) puis Moïse a pour ordre de livrer des résultats rapidement (cela va dans le même sens). Les deux personnages nouent leur destin au téléphone d'une certaine manière et il y a ici une fatalité en marche. C'est ce que j'ai alors dit au compositeur : il faut un thème qui évoque cette fatalité en marche. C'était étonnant pour lui parce que ni le scénario ni les séquences tournées n'évoquaient cette idée. Cette idée n'était nulle part. Elle était née du montage. C'est le montage qui la demandait, un montage avec un point de vue, avec un désir. Il n'est question ici ni d'intrigue, ni de logique, ni même de tension dramatique. Il est uniquement question de désir. Le désir de placer l'histoire d'amour au premier plan et de la suggérer en pointillé avant qu'elle ne commence.
La musique de Jonathan est superbe et évoque magnifiquement cette ré-écriture. Ou plus exactement cette écriture.

A la première vision du film il est difficile de saisir la signification de cette musique. Quand on ne connaît pas l'histoire on est encore pris par l'intrigue. On est encore dans l'exposition du récit. Mais à la seconde vision, quand on sait ce que le destin réserve aux personnages, cette séquence si simple se transforme parce que la mélancolie qui la colore prend tout son sens.
Souvent le sens d'une scène est caché. Il n'y a pas toujours de raison de donner les clefs de tout ce qu'on montre. On peut projeter de susciter sur une vague impression, l'impression qu'il se passe quelque chose de plus que ce que le récit veut bien suggérer. Mais il n'est pas nécessaire de tout expliquer, de tout dire.
Ici la musique surdétermine la scène. Elle en dit plus sans que l'on sache très bien quoi.
A la seconde vision, ou peut-être même à la troisième, elle prend son sens. Et trouve probablement sa force.
Nous aimions bien cette mélancolie étrange incarnée par JD au tournage. Un homme seul, qui dîne simplement puis passe un coup de fil. Au montage nous avons simplement coloré cette mélancolie de ce qui fait le film, de ce qui fait le coeur du film.

05 mai 2013

Möbius Séquence par Séquence 10


Séquence 17
Le noeud gordien


La séquence 17 a été ré-écrite au montage. Elle a porté sur ses épaules l'inextricable problème posé par la séquence 21 dite "du vol des bandes", qui a été sacrifiée au tournage pour des raisons budgétaires. 
Où le financier, l'économique, la logistique entrent dans la création, soit pour la servir soit pour lui nuire.

J'ai moi-même cadré ce plan, debout sur un praticable derrière Cécile, un oeil sur un petit combo pour voir ce qu'Yves Agostini faisait avec la seconde caméra et un oeil dans l'oeilleton de la mienne


Voici la séquence telle qu'écrite au scénario. En jaune, la partie du texte qui a été coupée. 








Plan large en travelling latéral très lent (à la The Wire) derrière le bar, faisant ainsi défiler quelques amorces (pas des "rochances" car elles sont identifiables comme cette lampe)

C'est là que les chose se corsent.
Quelles instructions allait donner Sandra à Alice ?
Nous allions le savoir, en voix off, sur le début de la séquence dans laquelle nous voyons ce que fait Alice : on lui demande de voler les bandes contenant les enregistrements des traders. (il s'agit de savoir ce que fait Rostovski avec sa banque). 

Donc la séquence 21 était la suivante : 

























Cette séquence 21 n'a pu être tournée telle qu'elle était écrite.
La raison principale en a été qu'il a fallu réduire le plan de travail pour des raisons budgétaires.
Je suis toujours attentif aux conditions de production. Nous devions je m'en souviens passer de 50 jours de tournage (initialement le plan de travail avait été évalué à 55) à 45 jours.
Pour réduire un plan de travail il y a plusieurs solutions. La plus triviale consiste à arracher des pages de scénario. C'est évidemment la plus douloureuse.
Il y en a une autre qui consiste à regrouper les décors. Les changements de décors sont très lourds en terme de plan de travail. Plus il y a de décor, plus le tournage est long. On peut donc s'attacher à "simplifier", c'est à dire à réduire le nombre de décor, en ré-écrivant le scénario afin de placer certaines séquences dans des décors déjà existants.
C'est la solution que j'avais proposée pour la séquence 21 qui se déroulait dans un décor qui n'était utilisé qu'une fois : le local de sécurité.
Petit décor pour une séquence relativement longue et surtout complexe (scène de suspens). Il faut de la place pour la caméra. La séquence devait donc être tournée en studio.
J'ai dans un premier temps proposé qu'on la tourne dans un décor naturel qu'on trouverait en même temps - et sur les mêmes lieux - que la salle des marchés. Cela nous permettait donc de regrouper tout le tournage salle des marchés avec cette scène de local sécurité.
Mais nous n'avons pas trouvé de salle des marchés, nous avons du la reconstituer nous-même dans une grande pièce vide.
J'ai proposé alors de ré-écrire cette séquence 21 afin qu'elle se tourne dans la salle des marchés.
C'était une énorme concession parce qu'il fallait repenser totalement la séquence et le décor lui-même (inclure un bureau du préposé à la sécurité dans la salle elle-même). Mais un arbitrage devait être fait, la séquence était quand même mineure comparée à celle du coup de foudre ou d'autres. Il fallait faire des sacrifice.
Une autre raison a facilité cette décision : la séquence telle qu'elle était écrite était anachronique. Il n'y a plus de "bande" pour stocker les conversations des traders. Il s'agit bien entendu de disques durs. C'est moins gros et plus difficile à voler. La séquence n'était pas crédible.

J'ai repoussé cette ré-écriture jusqu'au dernier moment. Quand j'y pensais, pendant le tournage, j'avais une idée générale de ce qu'il fallait faire mais aucune inspiration mirobolante.
Je devais juste écrire une séquence où il s'agissait de "copier" sur une clef les fichiers audio des conversations des traders.











Voici la séquence telle que ré-écrite l'avant veille du tournage dans la salle des marchés (nous avions quatre jours de tournage dans ce décor, la séquence devait "rentrer" dans ces quatre jours).























Nous avons tourné la scène. Nous l'avons montée.
Il faut noter qu'il y a une astuce dans cette nouvelle séquence : on entend la suite de la conversation téléphonique entre Sandra et Alice en OFF. J'ai tourné cette partie de la conversation en IN, c'est à dire que lorsque nous avons tourné la séquence 17, j'ai demandé à Cécile de dire le texte de cette partie de dialogue. J'ai du avoir l'intuition que ça pourrait me servir.

Le débat sur la première partie du film, trop longue, l'idée selon laquelle il fallait arriver plus vite au coup de foudre, le fait qu'on ne "rentrait" pas assez vite dans le film, toutes ces discussions fragilisaient cette séquence qui n'était finalement qu'une fausse piste.
Il faut dire que dans le scénario, après cette séquence où Alice, au bout du compte, ne parvient pas à voler les bandes/fichiers, nous la voyions se plaindre auprès de la CIA (via le psychanalyste) qu'elle n'est pas formée pour ça et que ce n'est pas son job.

Pour aller plus vite dans la première partie du film, il fallait couper cette séquence. Mais les conséquences de la disparition de cette séquences étaient monumentales. En voici quelques unes :

- Alice ne "ratait" plus le vol des bandes, donc elle n'avait plus de raison de râler auprès du psy, il fallait donc couper la seconde scène du psy. Résultat probable :  on ne comprendrait plus trop à quoi servait ce psy, c'est à dire de boîte aux lettres qu'utilise Alice pour communiquer avec la CIA.
- Conséquences sur la scène des chiottes où Sandra et Inzirillo convoquent Alice quand ils réalisent qu'elle déjeune avec Rostovski (ce qui n'était pas prévu) et qu'elle leur dit qu'elle ne sait pas "voler mais séduire elle peut encore se débrouiller"). Ça devenait incompréhensible.
- Quand Alice demande à Sandra : "qu'est-ce que je dois faire ?", si on ne voit plus cette scène où elle vole les bandes, on ne sait plus ce que Sandra lui a demandé de faire. Elle répond donc "je vous rappelle" et elle ne dit plus rien. Ainsi quand Alice se fait engueuler dans les chiottes parce qu'elle n'a prévenu personne de son projet de draguer Rostovski, on ne comprend pas pourquoi Sandra est en colère : elle n'avait qu'à lui donner des instructions précises !

Bref, tout ça pour dire que la disparition de la séquence 21 était un pur casse-tête.
Mais il est vrai que sa ré-écriture ne l'avait pas rendu fulgurante d'une part, et que la séquence tournée n'était pas géniale à mes yeux. Bien filmée, mais pas géniale. Ça n'était pas trop douloureux de la couper si ce n'est que ça foutait un sacré bordel dans la narration !

La séquence 21 a résisté pendant longtemps. Ce n'est que vers la fin du montage que nous avons trouvé la solution. J'ai réécrit le texte de Sandra au téléphone dans la séquence 17 en utilisant les réponse IN d'Alice, afin de suggérer qu'on lui donnait bien des instructions et qu'elle n'était pas très chaude pour les suivre.
Il s'agit clairement d'un bidouillage. Il y en a des dizaines comme celui-là dans tous les films.

Le texte off de Sandra en jaune a été rajouté en sous titre pour les projections qui ont eu lieu avant
 la post-synchro. les spectateurs de ces projections (producteurs, distributeurs) savaient ainsi ce qui allait
se dire au final




































Je pense que la séquence 21 initiale était bien meilleure que la nouvelle version écrite deux jours avant le tournage. On m'avait demandé de réduire le plan de travail et je voulais à tout prix éviter d'arracher des pages de scénario même si certaines l'ont été de toute façon.
Afin de regrouper les décors, j'ai écrit cette nouvelle version. J'ai probablement manqué d'inspiration et la nouvelle version était plus faible. Cette faiblesse a fragilisé la séquence quand il s'est agi de réduire la première partie du film. Je l'aurai probablement mieux défendue si elle était restée dans sa version initiale mais dans la situation présente elle s'offrait au sacrifice, malgré le bordel narratif indémerdable que cela entraînait.

Un sou est un sou. Une journée de tournage une journée de tournage. Un budget est un budget.
Il faut en tenir compte certes. Mais rien n'est jamais gratuit et ce genre d'économie se paie toujours dans une autre monnaie.
Un film est un film.