Exposition d'Alice
Séquence 2
L'exposition du personnage principal, Alice, a elle aussi fait l'objet de tractations importantes au moment du montage. La séquence a été coupée de différentes façons puis partiellement reconstituée. Arbitrage entre l'efficacité, le rythme et le sens.
Voici la séquence telle qu'on la trouve dans la version "shooting script" du scénario avec, surligné en jaune, ce qui a été coupé au montage.
Ecriture
D'abord Alice, ensuite Moïse, tel a été l'ordre initial de présentation des deux personnages du film. Alice en est le personnage principal et surtout le plus original. Une femme ambitieuse, brillante, mordante ("individualiste, gros complexe de supériorité, antipathique" dit Moïse), ironique, amorale. Elle sait ce qu'elle veut et elle se connaît bien.
Elle sait reconnaître quand elle trouve de l'or. Elle sait parfaitement la valeur de ce que lui donne Moïse. Et elle sait parfaitement s'abandonner totalement à lui, lui offrir sa plus grande intimité, elle, la forteresse, la tueuse. Elle sait ce qui lui manquait, elle sait quel prix payer pour le garder quand elle le trouve.
Un vrai mélange de solidité et de sensualité, sans jamais je crois abandonner une des deux facettes du personnage. C'est ce qui a certainement convaincu Cécile d'accepter le rôle.
Personnellement, c'est le personnage féminin que je préfère parmi ceux que j'ai créés.
Alice donc, dans le contexte de son métier. Une scène où je devais montrer son intrépidité, son intelligence, son humour. Ecrite avant la crise de 2008, je l'ai mise à jour en intégrant les nouveaux éléments liés à la crise des dettes souveraines en Europe. Il était déjà question de titrisation dans les première versions.
Saïd a été présent dès les premières versions. Au début, l'histoire se situait à Londres, d'où l'origine indienne du personnage. Après la "délocalisation" à Monaco, j'ai conservé cette origine car j'aimais bien l'idée de renforcer l'aspect cosmopolite de l'histoire.
Möbius n'est pas l'histoire d'un officier du FSB qui tombe amoureux de son agent. C'est l'histoire de deux personnages qui tombent amoureux l'un de l'autre. Le personnage masculin ne prend pas le pas sur le personnage féminin. C'est pourquoi nous avons toujours, Pascale et moi, résisté aux nombreuses demandes des producteurs de commencer le film avec Moïse. Nous ne voulions pas dénaturer cette histoire en la faisant pencher vers "l'histoire d'un homme".
Möbius est avant tout l'histoire d'une femme en fait.
Préparation
La salle des marchés a été le décor le plus compliqué à trouver. D'abord parce que nous voulions un décor "monégasque", c'est à dire une salle des marchés installées dans un vieux palais donnant sur la mer. Mais les réalités des coproductions, nous obligeant à tourner en Belgique et surtout au Luxembourg, ont considérablement compliqué la recherche de ce type de décor. Nous l'avions pourtant trouvé, au Luxembourg et même en Belgique, mais nous n'avons pas eu les autorisations pour l'un, les bonnes dates de disponibilité pour l'autre. Jusqu'au dernier moment nous avons cru avoir les bons décors. C'est à dix jours du tournage de ces séquences que nous avons trouvé la sorte d'espace, dans un immeuble vide du Luxembourg, qui pouvait, aménagé comme il faut, faire office de salle des marchés. C'était plus triste que prévu mais l'équipe déco s'est quand même bien débrouillée. Beaucoup de "fonds verts" donc pour les baies vitrées qui donnent sur la mer.
Mais j'ai du renoncer à un principe auquel je tenais : les décors russes devaient évoquer la modernité, le high-tech, l'argent récent et Monaco et Bruxelles la vieille Europe, pleine d'histoire et de palais un peu rococo. Le plan de travail et les configurations de productions ont eu raison de ce principe qui exigeait plus de liberté sur le choix des décors et du plan de travail.
Afin de lui faire travailler cette facette du personnage, j'ai donné des cours de finance à Cécile de France. Nous nous sommes vus plusieurs fois cinq mois avant le tournage pour des séances de quelques heures où j'essayais de lui donner les bases nécessaires à la compréhension de ce qu'est la titrisation, le marché des dettes et le métier de trader. Elle prenait des notes consciencieusement. J'essayais d'être le plus concret possible, comparant le marché à une mer dont on observe longuement les mouvements avant d'y plonger rapidement la main pour attraper un poisson.
Quand elle est arrivée sur le tournage elle avait tout digéré, tout "métabolisé" et elle a su ressortir le texte comme si elle comprenait absolument tout. C'était fascinant. Elle s'était transformée. Je ne sais pas comment elle a fait. Elle a pris des notes et cinq mois plus tard elle était trader. Magnifique. J'étais ce jour-là fasciné par son travail. Alice était définitivement née.
Nous avions aussi pas mal travaillé son "look" de travail (lunettes, cheveux attachés) et ses attitudes (je lui avait demandé de trouver des positions rigolotes par rapport à son bureau. Il en est surtout resté les pieds sur la table, il n'y avait pas assez de séquence pour travailler cette idée).
Elle devait être très détendue, très "casual". La salle des marchés est son espace. C'est là qu'elle excelle.
Tournage
J'aimais bien ce décor car il me donnait beaucoup d'amorces. Dès qu'il y a des amorces (ces morceaux d'objets, de meubles, de personnages à mettre au premier plan, flous, afin de donner du relief ou du sens à l'image), je suis heureux.
L'espace de ce faux studio n'était pas aussi modulable que j'aurais voulu. Je préfère tourner en studio car je peux alors mettre mes caméras là où le point de vue le commande et non là où les murs le permettent. Bref, en studio il y a une vraie liberté syntaxique. Le studio favorise l'affirmation du point de vue. Le décor naturel la soumission au réel. (quand il est trop petit bien sûr)
C'est dans ce décor que j'ai le plus importé ce que j'avais expérimenté sur Mafiosa : tournage à deux caméras, multiplicité des angles, des valeurs, usage des amorces, le tout en mouvements imperceptibles (appris dans Friday Night Lights et dans The Wire), émancipation de toutes les règles de filmage. Plus il y a de plans et plus on peut désobéir aux règles.
Néanmoins je regrette quand même d'avoir du tourner dans ce décor choisi et construit au dernier moment. Je le trouve un peu plat par rapport à ce qu'on voulait faire avec Philippe Chiffre. On avait plus d'ambition pour ce lieu. Les scènes auraient été plus fortes.La réalité a eu raison de nous et de nos espoirs.
Post Production
Toujours les grosses discussions sur le début du film. On "s'appesantissait" trop, il fallait que ce soit "plus dynamique", qu'on "rentre" plus vite dans le film.
Et je crois qu'il y a toujours eu cette résistance qu'on nous a opposée de faire commencer le film par le personnage féminin.
Dans une seconde version nous avons donc coupé la séquence au point de n'en faire qu'une séquence d'action froide : une femme prend des positions risquées. On avait coupé tout le dialogue préliminaire. Puis finalement nous avons décidé de le remettre, quitte à ne pas remettre tout. Nous avons voulu conserver cette espièglerie du personnage avant qu'il n'agisse. La séquence aurait trop plate et trop informative à notre goût. Le personnage devait déjà avoir quelque chose à lui et ne pas se réduire à sa fonction.
C'est ce qui est le plus important dans la construction d'un personnage :
qu'il ne se réduise ni à sa fonction narrative dans le scénario, ni au métier qu'on lui a imaginé. Il doit échapper à la logique qu'on a créée pour lui. Ce n'est qu'à cette condition qu'il existe.
Au final, cette séquence aura fait l'objet de beaucoup de préparation et d'attention. Normal, c'est la première séquence avec Cécile de France, la séquence d'introduction du personnage, en anglais qui plus est. C'est la première apparition d'Alice, celle qui propose un personnage, donne un rythme.
Et finalement elle aura été longue à monter, sans cesse coupée et recoupée. Nous l'avons défendue car elle avait une valeur politique. Elle a représenté un enjeu lié à la place du personnage féminin dans le film, et au point de vue également : point de vue de l'homme, de la femme, des deux ?
Elle n'est pas essentielle au film. Ce n'est pas elle qui fait le film contrairement à la séquence de rencontre, la séquence d'amour, celle du téléphone et bien d'autres. C'est une séquence stratégique pour le premier quart d'heure et pour la crédibilité et l'épaisseur du personnage principal.
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