23 février 2013

Möbius Séquence Par Séquence 3

Présentation de Moïse
Séquence 3

La séquence de présentation de Moïse a été une des plus laborieuses à monter et a fait l'objet, elle aussi, de nombreuses retouches, hésitations, revirements. L'arbitrage entre le rythme et l'efficacité d'une part et les informations à fournir de l'autre a été délicat. Le ver était dans l'écriture, comme d'habitude.





Voici le texte de la séquence avec, en jaune, les parties coupées au montage.
INT. planque moise monaco - JOUR
Un homme est allongé sur un canapé de cuir noir dans le coin salon d'un bureau, clair et spacieux, dont les fenêtres donnent sur Monte-Carlo.
Un mouchoir à carreaux bleus et rouges repose sur le visage de l'homme, peut-être pour le protéger de la lumière pendant sa sieste.
Une femme pénètre dans le bureau. Délicatement, elle ferme la porte. Elle vient s'asseoir dans un fauteuil, face au canapé.
SANDRA
Bonsoir...
L'homme redresse légèrement la tête. Il retire le mouchoir qui lui cache le visage. C'est un homme d'environ 40 ans. Les cheveux trop blancs pour son âge, la barbe de quelques jours, les traits creusés mais l'oeil vif. Il lance un regard inamical vers la femme.
MOISE
Bonsoir.
Il se replace le mouchoir sur le visage. Il reprend sa position.
Amorce du personnage de Sandra en longue focale, les joies du studio
La femme attend un moment puis se lance :
SANDRA
C'est agréable à cette heure, il n'y a personne...
L'homme hoche la tête sous son mouchoir. Visiblement, il ne désire pas être dérangé.
SANDRA (Suite) (CONT'D)
D'après vous, l'Euribor 10 ans va remonter?
L'homme "arrache" littéralement le mouchoir de son visage.
MOISE
Pardon?

SANDRA
Je vous demande : D'après vous, l'Euribor 10 ans va remonter?
L'homme s'assoit à présent.
MOISE
Pourquoi vous me demandez ça ?
SANDRA
Je suis un peu longue sur l'Euribor dix ans...
MOISE
Et pourquoi je saurais de quoi vous parlez ?
SANDRA
Une intuition...
L'homme étudie la jeune femme d'un air surpris. Elle le regarde, naturelle, sereine. Elle a trente ans, un visage épanoui.
MOISE
Une intuition? C'est tout ce que t'as trouvé? Si tu attaques comme ça - pourquoi pas? - C'est pas pour traîner. Tu sais qui il est, tu lui fait savoir, tu continues direct, tu temporises pas.
La jeune femme acquiesce.
SANDRA
Ok.
MOISE
On reprend...
(il se remet dans la peau de son personnage)
Pourquoi je saurais de quoi vous parlez ?
SANDRA
Vous travaillez à la RBI, non?
MOISE
Oui, on se connaît?
SANDRA
Moi, je vous connais...
MOISE
Ah bon? Vous travaillez à la RBI aussi?
SANDRA
Non...
L'homme s'emporte.
MOISE
A quoi ça sert de faire tous ces mystères?
SANDRA
J'y vais mollo...
MOISE
Pourquoi?
SANDRA
Pour ne pas le brusquer ou l'effrayer...
MOISE
Tu plaisantes? T'es déjà effrayante!  "Moi je vous connais", "Non je travaille pas à la RBI"... Attaque! Il fait 50¡ là-dedans! Je reprends : On se connaît?
La jeune femme retrouve son calme rapidement.
SANDRA
Je travaille pour la section des enquêtes financières de la police monégasque... Là, je lui montre ma carte. Je ne l'ai pas encore mais je la reçois cet après midi par...
MOISE fait signe d'enchaîner.
SANDRA (Suite) (CONT'D)
Vous savez à qui appartient la RBI?
MOISE
(un ton blasé)
IVAN Rostovski, milliardaire russe, 30e place au classement Forbes, ami du président russe, réputation sulfureuse, je sais tout ça... j'entends ce refrain tous les j...
SANDRA
... On le soupçonne d'utiliser sa banque pour des opérations de blanchiment.
MOISE se marre. Il est vraiment dans la peau d'ALICE
MOISE
Bien sûr et d'enlever les petites filles aussi.
SANDRA
Vous croyez que je plaisante ? Vous croyez que ça nous amuse de devoir enquêter sur des gens qu'on a autorisé à s'installer chez nous ? Vous croyez qu'on fait ça juste parce qu'on a un vague pressentiment ?
MOISE réfléchit. Quelque chose le gêne. Il continue finalement.
MOISE
Qu'est-ce que vous voulez en fait?
SANDRA
Que vous nous aidiez à en savoir plus...
MOISE
Vous voulez que j'espionne ma banque ?!
SANDRA
Oui.
MOISE se marre de nouveau.
MOISE
Et... je suis payée combien?
SANDRA
... C'est une question d'argent?
MOISE
Juste pour savoir. Ça m'intéresse.
Où l'on voit ici l'intérêt de tourner en studio : caméra derrière le canapé à la place du mur











SANDRA
On vous offre la possibilité d'échapper à la justice quand tout le monde se fera arrêter.
MOISE
...
SANDRA
...
MOISE
Non, ça ne marchera pas.
SANDRA
Comment ça?
MOISE
Tu vas lui faire croire que tous les employés de la banque vont être accusés de complicité?
SANDRA
...
MOISE se lève brusquement. Il se précipite pour ouvrir la porte du bureau. Il sort dans le couloir.

Ecriture

Je savais en l'écrivant que la scène était trop longue. Je me disais qu'on la réduirait au montage. On aurait alors une meilleure idée de la durée idéale pour la scène. Je ne voulais pas décider trop tôt de ce qui serait superflu ou non.

Dans ce scénario, la moindre coupe, la moindre modification des dialogues pouvait avoir des conséquences désastreuses sur ce château de carte qu'est l'intrigue. C'est une histoire "ficelée" comme on dit. On ne peut couper les ficelles à la légère. On ne s'en rend pas compte sur le moment mais un jour on réalise que la coupe opérée déséquilibre d'autres séquences. C'est pourquoi j'étais plutôt rétif aux changements de texte suggérés par les comédiens. Dans l'urgence du tournage on peut manquer de lucidité et accepter une facilité de dialogue. Mais on n'en voit pas tout de suite les conséquences. Il faut rester froid sans pour autant être rigide car quelques fois le texte est tout simplement impossible, il faut le reconnaître. Le moment est difficile à gérer et tout peut basculer. C'est de la faute de l'auteur. Il n'avait qu'à y penser avant.

Préparation

Je me suis longtemps demandé à quoi devait ressembler la planque de Moïse. Pendant un temps, quand l'action du film était située à Londres, la planque était simplement le dernier étage de l'ambassade de Russie. Classique. Mais à Monaco il n'y a pas d'ambassade de Russie. J'ai réfléchi alors à un autre lieu, genre cabinet d'architectes, d'avocats, d'audit. Un endroit qui justifie qu'on se réunisse à plusieurs. Et finalement nous avons opté pour un simple appartement loué.
Cette hésitation sur la nature du lieu a des conséquences sur le décor final. Il n'est pas aussi fort qu'il devrait l'être. Parce qu'il ne s'appuie pas sur une idée forte. Les combles aménagées de l"ambassade de Russie à Londres, ça c'était mieux, plus fort et du coup toutes les scènes auraient été plus faciles à tourner. Là, malheureusement, à cause de cette indétermination sur la nature du décor, le tournage, le découpage, la mise en scène, ont été compliqués, laborieux. Le décor n'était pas en cause, c'est le concept sous le décor qui était responsable.

Tournage

Je voulais faire beaucoup de plans, j'ai fait beaucoup de plans, malheureusement le Chef Opérateur n'a pas pu me laisser tourner à deux caméras dans des axes différents. C'est une des seules fois où je n'ai pas pu placer mes caméras dans un angle de 90°, je devais les placer dans le même axe. La lumière était compliquée et Pierre Novion m'a demandé d'accepter cette contrainte. Résultat je n'ai pas la richesse de découpage souhaitée et n'ai pas pu suffisamment compenser le côté statique de la scène par un filmage riche.
Faute de s'appuyer sur un concept solide, le décor ne m'a pas inspiré. Il y avait peu d'amorces (contrairement à la salle des marchés) et j'avais l'impression de filmer platement. j'ai bien essayé de faire des mouvements comme dans The Wire mais le temps pris par la lumière ne m'a pas laissé assez de liberté. Bref j'ai été frustré et ça s'est retrouvé au montage.

Comme toutes les scène d'exposition, cette séquence était importante pour JD. Il fallait donner le ton du personnage dans un registre qu'on n'aurait pas le temps de beaucoup développer : son côté teigneux, irrité par son équipe, soucieux du travail bien fait, dur et sans indulgence pour ses collaborateurs.

Il y a eu un dosage à trouver entre les informations à distiller (sur Rostovski, sur la mission) et le caractère du personnage. Le côté informatif est toujours, TOUJOURS, une plaie. C'est ce qui ne peut pas être joué, ce qui ne devrait pas pouvoir être joué.
Un comédien qui sait très bien jouer ces textes informatifs est un faux ami. Il vous empêche de réaliser que votre texte est mauvais ou médiocre. En le jouant bien, il vous rend un mauvais service.
Les très bons comédiens n'y parviennent pas. Un très bon comédien n'a pas le devoir de savoir tout jouer et certainement pas un mauvais texte. Le très bon comédien, au contraire, est une sorte de baromètre de qualité. Quand il n'arrive pas à jouer votre texte, c'est que le texte est nul.
C'est le cas de JD.
Le problème c'est que quand il galère pour jouer votre mauvais texte, on est en général sur le tournage et c'est trop tard pour en changer ou du moins pour amender le texte de façon satisfaisante.
D'où l'intérêt des répétitions.

Montage

Peu inspirés, nous avons livré une première version de cette scène où nous avions quasiment tout coupé. Il ne restait même plus les emportements de Moïse, ce qui me plaisait pourtant le plus au tournage. Nous n'aimions plus le jeu des comédiens, le filmage, les idées de mise en scène. Tout nous irritait. Tout nous semblait mauvais. Nous n'avions gardé que le strict nécessaire.

Nous avons montré ce premier montage à JD qui n'en a pas cru ses yeux : où était passé la scène ? "Moïse n'existe pas" nous dit-il. Sans colère. Juste une constatation cruelle.
A force de couper nous avions fait disparaître le personnage. Nous sommes revenus à la raison. Ce n'est pas pour autant qu'on a tout de suite trouvé le bon rythme et le bon moment pour créer une ellipse dans la séquence qui était définitivement trop longue et trop explicative (voir le texte en jaune finalement coupé).

Cette séquence a eu un drôle de destin. A l'écriture je l'aimais beaucoup. Séquence jubilatoire comme la scène d'exercice du début des Patriotes. Puis, au fur et à mesure des ré-écritures successives, ici pour améliorer la compréhension, là pour ne pas trop froisser Monaco, la scène est devenue laborieuse. Résultat : un décor un peu flou, des acteurs qui courent derrière la scène, la lumière qui prend trop de temps, un montage bridé par un nombre trop faible de bonnes prises.
Et au final, une séquence que nous avons oublié d'apprécier.
Il a fallu faire beaucoup de détours pour retrouver l'enthousiasme du début d'écriture. Beaucoup de travail, de cogitations, de tentatives et d'engueulades. Pour finalement aboutir à quelque chose qui est quand même satisfaisant même si ce n'est pas tout à fait la séquence dont j'avais rêvé.
Le ver était dans l'écriture. Il est toujours dans l'écriture.













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