Le film sort le 27 février prochain.
La date a été choisie il y a presqu’un an par le
distributeur estimant qu’il s’agit d’une des meilleures dates de l’année.
Je ne m’y connais pas assez pour en juger avec grande précision.
Octobre et novembre sont également considérés comme de bonnes périodes pour
sortir un film. Mais fin février est considérée comme la meilleure.
Dès le début, cette date m’a fait peur. Parce que j’estimais
qu’elle ne me laissait pas assez d’air dans le processus de post-production. On
pouvait parvenir à livrer le film pour le présenter à la presse quelques
semaines avant la sortie comme il se doit, mais au prix d’une accélération
dangereuse de la fabrication dans les dernières semaines, à la merci d’un aléa
quelconque qui rendrait le travail angoissant et infernal. Au prix d’un manque
de recul patent pour la multitude de décisions qu’il y a à prendre maintenant. Au prix aussi de ne pouvoir montrer à certains qu'une copie non définitive, ni à l'image, ni au son.
J’ai accepté cette date car elle convenait au distributeur,
aux producteurs et bien entendu au film lui-même, lui donnant ses meilleures chances d'être vu par le plus grand nombre. Je l’ai accepté en me
disant que je ne bâclerais jamais le film pour livrer dans les temps. Je savais
alors que je m’engageais dans une mécanique infernale que moi seul allais
devoir assumer.
Car le film pour certains est déjà quasiment livré. Il est
là, il n’y a plus qu’à le polir. Le reste est caprice ou coquetterie d’artiste.
Oui le film est là mais il n’est pas terminé.
Et aujourd’hui, le cauchemar redouté a commencé. Je suis
entré dans une période de folie ou tout doit être fait en même temps sous peine
de non livraison et tout doit être fait à l’arrache sous peine de livraison
baclée.
Je termine demain mon court séjour à Bruxelles où je suis
venu superviser le bruitage, apporter la patte de la mise en scène. Oui chaque
bruit est une occasion signifiante, une occasion d’appuyer une émotion, nuancer
une intention, éclaircir une signification. D’habitude j’assiste à tout le
bruitage. Là j’ai du me contenter de venir que trois jours pour passer chaque
bobine en revue afin de réaliser mes demandes.
Toutes les heures je dois sortir du studio d’enregistrement
pour relever mes mails et y répondre car la connexion ne passe pas à
l’intérieur. Toutes les heures je reçois des propositions de VFX sur les plans
truqués que je dois valider ou non, rédiger mes remarques. Je reçois des
propositions sur le générique, dialoguer avec ceux qui s’en occupent. Je reçois
également des propositions sur le dernier morceau de musique que Jonathan
compose actuellement. Je dois réagir aux envois du montage son, écouter les
bobines, rédiger mes remarques et mes demandes de modification.
Nous devons également avec la chef monteuse terminer cette
ultime séquence composée d’images d’archives dont les dernières sont arrivées seulement il y a deux jours. Il s’agit d’une séquence importante pour sa valeur
d’articulation narrative. Mais je n’ai plus le temps d’être au montage. Nous
communiquons par mail et par envois de séquence via internet.
Et nous avançons sur tous ces points sans le recul
nécessaire.
Toutes les heures je dois prendre des décisions sans avoir
le temps d’attendre quelques jours pour savoir si ce sont les bonnes. Je n’ai
même plus le temps de revoir le film en entier pour valider ce qu’on y intègre
en terme de VFX ou de nouveaux plans.
Oui le film est là mais il n’est pas terminé. Avant, il n’y
a pas si longtemps, nous faisions tout ça dans l’ordre, une chose après
l’autre. Aujourd’hui nous devons faire tout en même temps, pratiquement sans
réfléchir. Comme par instinct non questionné. Nous sommes revenus dans l’ordre
de la performance comme sur le tournage. C’est une gymnastique angoissante car
que se passe-t-il quand nous ne trouvons pas la solution à un problème, un
nœud ? Il ne se passe rien. Nous n’avons pas le temps d’attendre. Quand nous
ne trouvons pas la solution, eh bien il n’y a pas de solution. Il faut choisir
entre le mal et le mal. Entre les quelques pauvres idées dont il faudra se
contenter.
Je ne veux pas ne pas aimer une seconde de ce film, je ne
veux pas ne pas en assumer un mètre de pellicule, je ne veux pas avoir un
regret aujourd’hui. Demain, quand il sera définitivement terminé, oui j’aurais
des idées de mise en scène et même d’écriture. « J’aurais évidemment du
faire ça comme ça, là, ou là ». « Quel idiot je suis ! Ça saute
aux yeux. Comment n’ai-je pas pu le voir ? »
Oui, demain, après demain j’aurai des regrets. Mais ils
concerneront un temps révolu. Aujourd’hui je peux encore agir, et essayer
d’agir au mieux.
Je porte la croix de cette date de sortie. Je redoutais ce moment et il est
arrivé. Le moment où les regrets sont là devant moi. Ils n'existent pas encore. Ils sont juste une promesse.
Pas un instant pour penser. Pas un instant pour s’arrêter et
regarder où on en est. Fini ce luxe. Maintenant tout est définitif.
Chaque décision est lourde d’être sans appel.
Ça va être de pire en pire jusqu’à la fin de l’année où nous
terminerons le mixage.
Certains pensent que le film est livré, que « ça
va », que l’artiste est angoissé de toute façon par définition. On
s’attendrirait même devant le « perfectionniste ».
Le film est là mais il n’est pas terminé.
Je ne peux plus foutre le film en l’air. C’est certain. Je
peux encore l’abîmer par manque de lucidité, je peux encore rayer la
carrosserie avec un mauvais choix. Je peux certainement encore en altérer la
qualité. Je peux aussi simplement manquer de le parfaire.
Et il peut encore y avoir une seconde ou un mètre de
pellicule qui me fera honte dans quelques mois. Je lutte contre ça de toutes
mes forces et contre beaucoup de monde aujourd’hui.
Chacun sa merde on me dira.
Exact.
Lundi nous commençons le mixage. Normalement au mixage, l’image
est terminée, scellée, définitive. Elle ne le sera pas. Elle le sera à la fin du mixage. Lundi, nous
aurons encore quatre semaines pour parer aux coups. Quatre semaines à mixer
pendant qu’on étalonne pendant qu’on vérifie les derniers VFX pendant qu’on
choisit le visuel du générique pendant qu’on vérifie encore et encore l’image,
cette sacrée dernière séquence qui nous
nargue. Quatre semaines où nous ne pourrons finalement pas faire grand-chose
sinon nous taper la tête contre les murs devant nos futurs regrets éternels.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire