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Lacan disait que les relations intersubjectives étaient
organisées selon quatre discours. Ces discours sont à comprendre comme des
structures, structures qui régissent notre rapport à l’autre.
De ces quatre discours, celui appelé « discours du
maître » était la structure dominante, celle qui
concerne notre vie politique.
De ce discours du maître, Lacan a déduit un autre (sous)
discours : le discours du capitaliste qui est son avatar.
Le discours dit du capitaliste pourrait représenter la
dictature des biens de consommation. Dans cette structure, l’objet (de désir,
de consommation) doit être convoité. C’est la loi. Le désir insatiable pour cet
objet dont la propriété garantirait la jouissance, une jouissance qui se dérobe
sans cesse, ce désir garantit la jouissance du capitaliste (qu’il soit incarné
ou non).
Ce discours, tout le monde en est le patient. Ne croyons pas
qu’on puisse y échapper, riches ou pauvres, humbles ou puissants. C’est une
structure de nos relations sociales. Cette course sans fin à l’objet de
satisfaction c’est le règne du discours du capitaliste, hérité du discours du
maître.
C’est ce qu’on a pu appeler la société de consommation.
Un nouveau discours est, me semble-t-il, l’avatar puissant
de ce discours du capitaliste. C’est le discours des réseaux sociaux.
Je répète : il s’agit d’une structure, non d’un contenu.
Ça n’est pas ce que les réseaux sociaux disent, c’est ce qui structure nos
relations intersubjectives du fait des réseaux sociaux. Une structure de
nos relations à l’autre, à la collectivité, de notre lien social.
De l’injonction « possède, pour jouir ! »
(Discours du capitaliste), on est passé à l’étape décrite par Charles Melman
dans « L’homme sans gravité » : « Je revendique le droit de
posséder ». C’est l’époque du droit à l’objet. Cet objet qui garantira
votre jouissance en comblant votre manque. Le manque serait le mal absolu. On
ne doit manquer de rien. On a bien le droit d’avoir ce qu’on désire. Même le
dimanche !
Du droit impératif de posséder résulte la revendication du « droit
à tout » qui caractérise aujourd’hui notre époque : droit à la
célébrité, droit à la parole publique, droit à la décision, droit à choisir son
genre, droit à l’enfant. Tout est un droit. C’est la revendication d’égalité induite
par la négation absolue du manque. Le manque du manque est notre horizon.
Le droit à la publicité de sa propre parole, le droit, donc,
à la publication, s’inscrit dans cette universalisation du droit à avoir. « Poubellication »
disait Lacan.
Ce sont les réseaux sociaux.
Enfin, dit-on, nous pouvons nous exprimer publiquement ! (Bien que cela
n’ait jamais été interdit). Enfin nous pouvons
nous faire reconnaître de l’autre ! Un privilège auparavant réservé à une
élite.
Il y a quelques années, quand je voulais m’exprimer sur un
sujet précis, j’écrivais un texte, je le travaillais et je l’envoyais à un
journal qui jugeait de la pertinence de sa publication. Il m’arrivait bien
souvent d’être « recalé ». Je n’y voyais pas un affront ni une
censure. Juste une frustration. J’admettais alors que mon texte ne devait pas
être si intéressant, si original, bref, ceux qui en recevaient beaucoup
n’estimaient pas nécessaires de le rendre public. Je pouvais trouver ça juste
ou injuste mais j’acceptais la règle.
Aujourd’hui je n’ai plus besoin de ce filtre, donc :
plus besoin de travailler, de penser mon texte, je le publie tel quel, c’est le
propre de la « poubellication » dans les réseaux sociaux. Je peux
tout me permettre. Parler de quelqu’un en particulier, répondre, l’attaquer,
l’insulter.
Il n’y a plus ce corps intermédiaire représenté par le
journal, ce pré-regard de la société sur mon texte.
C’est la fin des privilèges. C’est la vraie
démocratie !
Nous sommes les égaux des politiques, des journalistes, des
écrivains, des philosophes, des « intelligents », des
« puissants.
Nous sommes les égaux de ceux qui prennent le temps de
penser… sans perdre notre temps.
De ce concert d’expressions s’élève une voix, celle qui les
résume, celle qui les transcende : une musique.
Cette musique ne reprendra en aucun cas les quelques messages
policés, longs, et complexes. Cette musique ne reprendra en aucun cas une
pensée. Cette musique reprendra ce qui s’entend, donc ce qui est crié et
surtout :
Ce qui fera spectacle.
A cette condition ça sera repris dans les médias, ça
touchera les politiques.
Vous voulez vous faire entendre ? Faites
spectacle !
Rarement pour le bien (« me too »), souvent pour
le pire (rumeurs, lynchage et provocations), cette musique est celle de
l’émotion collective, manipulable, manipulée.
Cette musique publique produit des effets si puissants qu’elle
transforme tout ce qui faisait les principes de la société de communication il
y a quelques années. Celle de l’âge d’or d’Internet, celle où nous croyions au
partage du savoir (donc du pouvoir) à l’amélioration de la démocratie et à la
réduction des inégalités (devant l’information, l’éducation et la culture). C’était
l’époque déjà révolue du village global.
Cette musique, effet de masse, est l’expression d’un nouveau
sujet, un sujet collectif. Non pas somme mais EFFET des sujets qui la
composent.
Un sujet toujours furieux, indigné, sans surmoi, à l’abris
du nombre.
Le sujet issu de la meute.
Ça n’est pas la parole du peuple comme disent certains, car
le peuple ne parle pas d’une seule voix. Ou plutôt si, quand il vote. Mais le
peuple ne parle pas. Ce sont les individus qui parlent. Et voilà qu’il se
parlent ! Ou plutôt qu’ils ont affaire à la parole de chacun. Voilà que
des gens qui ne devaient jamais se parler, qui ne partagent rien, ni opinion,
ni goûts, ni intérêts, voilà qu’ils peuvent se répondre directement dans
l’anonymat le plus total.
Voilà enfin l’agora !
D’où la rage. Cette rage qui ne peut jamais s’exprimer
pleinement dans notre société qui a exclu la violence, qui veut mettre les
corps à l’abris, qui parle même de guerre propre ! Cette rage que la vie
sociale proscrit. Cette rage qui est l’antisocial par excellence. Elle
s’exprimait dans les stades, elle caractérise aujourd’hui la musique des
réseaux sociaux.
Cette rage résulte de la confrontation sans filtre des
contraires.
Cette nouvelle subjectivité, confondue avec ce qu’on a pu
appeler « l’opinion publique », produit des effets sur tous les
domaines de la communication sociale et politiques : les journalistes, les
intellectuels, les politiques.
C’est d’elle dont la presse s’empresse de traiter, c’est à
elle que les politiques et certains intellectuels s’empressent de s’adresser.
Personne ne peut plus aujourd’hui ignorer ce nouveau sujet.
C’est LE sujet d’aujourd’hui. C’est ce sujet qui impose sa
loi.
Les politiques lui parlent, empruntant son langage et ses
affects. Ceux qui lui parlent le mieux sont ceux qui parlent sa langue. Ce sont
les populistes et c’est eux qui aujourd’hui prennent le pouvoir. Les
journalistes lui empruntent ses thèmes, ses expressions, ses opinions et cela alimente
les fantasmes de contre-pouvoir qu’ils pensent incarner (typique de Radio
France par exemple). La presse verse dans le bashing : influence du discours
des réseaux sociaux
L’information n’a plus d’importance. Elle est sommée d’alimenter
le fantasme et le désir et surtout ne jamais les contredire. C’est le propre de
la réalité de ne pas aller dans le sens de notre désir (contrairement aux
théories du complot qui ont la particularité de toujours aller dans le sens de
notre désir ou de notre crainte). Cette réalité qui se dérobe à notre désir
n’est plus acceptée par le nouveau sujet.
L’information est formatée pour lui. Et donc
notre rapport à la réalité en est transformé. Notre rapport à la vérité également.
Le discours des réseaux sociaux tend à changer la nature de la
vérité.
Parmi les intellectuels, ceux qui s’essaient à chanter la
musique des réseaux sociaux, ceux qui alimentent la théorie du complot, ceux
qui assènent des idées simples sur des réalités fausses, ceux qui jouent sur la
provocation permanente, sont ceux-là mêmes devant lesquels se tendent les
micros. Les imposteurs et les radicaux sont à la fête.
Tous les autres sont inaudibles.
Inaudible la raison, inaudible la complexité, inaudible la
mesure, inaudible la bienveillance, inaudible la délicatesse.
Ce discours est celui de l’insatisfaction permanente. C’est
la dictature de l’indignation. Qu’est-ce qui nous pousse à publier si ce n’est
la révolte ou l’indignation ? Et l’anonymat nous pousse à nous exprimer
sans retenue. L’expression devient défoulement. Cela touche même les plus raisonnables.
Des gens qu’on croyait civils se mettent à vociférer.
J’ai moi-même envie d’insulter les imbéciles qui se
défoulent sur les réseaux sociaux, j’ai moi-même envie de répondre brutalement
à ceux qui me tutoient ou m’insultent ou qui expriment une stupidité sans nom
avec une vraie méchanceté.
Des gens que je croise dans mon métier ! J’ai moi-même envie
de me jeter dans l’arène, de rendre coup pour coup.
Je suis moi-même un effet de la structure.
Alors je résiste, je m’abstiens. C’est une discipline.
Certains s’adressent à moi directement. Comment
peuvent-ils se le permettre ? On n’a pas gardé les cochons ensemble comme on
disait avant !
Ils se le permettent parce qu’ils sont à l’abris. A l’abris
de quoi ?
De la masse. Ils s’adressent à moi à l’abris de la foule qui
s’exprime. Anonymes ou non, ils avancent protégés par le nombre, un nombre
qu’il est si facile de solliciter. Il suffit de sentir le vent, de sentir la
tendance et de la suivre, voire de la devancer.
Ce discours qui souvent emprunte les habits de la
contestation d’un système « capitaliste », « libéral »,
« dictatorial », la contestation de « l’élite », ce
discours est le dernier avatar du discours du capitaliste.
Il est le résultat du droit à tout, lui-même issu du droit à
l’objet, cœur du discours du capitaliste.
Comme
le dit Charles Melman : Le nouveau sujet, effet de ce discours, demande un chef
qui s'adresse aux réseaux sociaux, qui n'admet pas de tiers dans son rapport à
l'autre.
Demande d’un chef qui fasse en sorte qu'à ses
adeptes tout soit permis. Pas de limite à la jouissance. Droit à tout.
Le nouveau sujet aura ce leader. Non parce que
la musique des réseaux sociaux serait la voix du peuple. Non pas parce qu’elle
serait même la voix de la majorité. Mais parce que c’est elle qui structure la
Cité.
Ce cinquième discours nous aliène.
Pour notre malheur a tous si nous n’entrons pas en résistance.
Merci.
RépondreSupprimerTellement vrai! Merci pour cette réflexion lucide et éclairée
RépondreSupprimerBonjour :)
RépondreSupprimerMerci pour votre écrit. Je suis d'accord avec votre analyse, cependant cette forme de communication directe, outrancière, qui ressemble à un "café du commerce" 2.0 a vu son domaine d'expression s'étendre à l'échelle de la planète (connectée) à la manière d'un coronavirus : les mauvaises idées, la haine circulent à vitesse électronique :( - Pour autant, je vois depuis quelques temps qu'une contre attaque se forme. Certes elle met plus de temps, elle a pour l'instant moins d'impact qu'un bon gros trolling, mais elle se met en place. L'esprit contre l'impulsion s'étend en contre point. Je prend pour exemple les sites "Conspiracy watch", "Debunkers des rumeurs/hoax d'extrême droite" ou "Hoaxbuster. Chez les journalistes il y a les "facts cheking" de Libération ou "Les décodeurs" du Monde. Mais il y a aussi cette action menée par les journalistes de Radio France entre autre : "Inter classe" où les élèves de secondaires fabriquent un journal et apprennent le traitement de l'information. Côté attaques contre la haine en ligne, nous avons les "Sleeping giants" et leurs campagnes, sorte de "name and Shame" qui vise les annonceurs qui nourrissent les sites extrémistes haineux. Ce que je veux dire , c'est que le développement de cette communications sans filtre est inéluctable (comme le développement des progrès technologiques, médicaux, etc ...) il ne s'arrêtera pas (sauf à supprimer son vecteur : Internet) En revanche, notre adaptation à ce phénomène prend forme : adaptation de la loi, des pratiques sur le net, fact cheking, veille conspirationnistes, etc ... La période est peut-être celle d'un Far-West où tout est permis avec des acteurs sans foi ni loi, mais aussi où des shérifs Will Kane estiment qu'il est encore possible de faire quelque chose contre les bandits ;) Bonne journée :)
Frédéric
abris, cela ne prend pas de S ?
RépondreSupprimerMerci pour ce texte très intelligent qui donne envie de lire Melman
Sylvia