10 octobre 2012

Möbius Journal de Post Prod 2

C'est le moment le pire dans la fabrication du film.
Celui que je veux à chaque fois éviter. Et je n'y parviens jamais car c'est inévitable.
C'est le moment où il n'y a plus de surprise, plus d'excitation. Fini le plaisir de découvrir les scènes qu'on a écrites jouées par des acteurs qui leur donnent corps, fini l'émotion de découvrir son propre film par la magie du montage qui lui donne le souffle de vie, fini le frisson d'être le capitaine du navire, seul aux commandes.
C'est le moment de dépossession. Celui où l'industrie commence à vouloir reprendre ses droits. C'est le début d'un combat âpre où il faudrait être sûr de soi alors que c'est impossible. Celui où les coups de l'adversaire portent à chaque fois et à chaque fois il faut recoudre la blessure.
C'est le moment où le film a son autonomie, sa logique propre au nom de laquelle chacun s'estime en droit d'y poser la main. C'est un corps offert que chacun palpe, tâte et voudrait transformer.
C'est le moment où l'on dit à l'auteur : tu n'es pas seul, notre avis compte. Le moment du douloureux débat intérieur pour savoir si ce que dit l'autre est pertinent ou seulement l'expression de son angoisse et de sa névrose.
C'est le moment où le fait de ne pas savoir ce qu'on a fait joue contre vous car vous êtes ainsi vulnérable face à toutes les tentatives d'intimidation qui se présentent sous le masque des avis, conseils et recommandations.
C'est le moment où l'on commence à vous menacer implicitement. Celui où vous devez faire entrer le film dans une machine qui est celle de l'industrie et du commerce, cette même machine qui a rendu votre film possible et qui maintenant réclame ses droits.
C'est le moment où les sirènes se mettent à chanter, le moment où vous devez vous attacher au mât afin de ne pas succomber.

Moment pénible où vous devez défendre votre propre matière sans savoir si votre cause est bonne.
Car évidemment les autres agissent pour votre bien. C'est difficile de refuser qu'on veuille vous faire du bien...
C'est le moment où chacun profite de votre fragilité pour prendre le pouvoir. Le moment où le film n'est pas terminé et où chacun voudrait le terminer à votre place. Le moment où la machine veut que vous deveniez son enfant, vous-même une petite machine à qui elle peut donner des instructions.
Ce moment terrible où étant incapable de discerner vos propres convictions, vous êtes enclin à  suivre celles des autres.
Et ils en ont tous. Ils savent. Ils savent mieux que vous.
J'ai eu ça sur Les Patriotes. En pire même. J'ai eu ça sur tous les autres films. Et à chaque fois c'est une torture.
Il faut alors être fort et assumer sa propre faiblesse.
Il faut accepter d'être nu sur le champ de bataille mais refuser toutes les protections. Et on vous dit que les obus vont pleuvoir, que la tempête va se lever, et on vous propose une armure, un tank ou n'importe quoi d'autre qui parait-il vous épargnera la souffrance. Et vous devez refuser cette offre parce que sinon tout ce que vous avez entrepris n'a plus de sens.

J'ai perdu l'âme de Möbius dans ce sens que je ne sais plus où elle est. C'est normal. Ce film, c'est moi et ce n'est plus moi.
Mais je ne laisserai personne m'imposer une âme de remplacement, c'est à dire une âme artificielle.

C'est le moment où l'on doit se battre contre les amis, les collègues, les partenaires. Tous ceux qui vous veulent du bien et qui vous disent : repose toi maintenant, on prend les choses en main, tu as bien travaillé mais tu ne sais plus ce que tu fais, nous, on sait. On doit se battre dans la fumée, sans rien voir, rien entendre, sans même savoir si on n'est pas à deux doigts du précipice.

Möbius raconte cela à sa manière. Cet amour épais qui s'insinue dans la machine de l'espionnage, en vient remplir tous les interstices, gripper tous les mécanismes. Un combat entre la chair palpitante et la structure froide de la manipulation. Un combat entre le fluide charnel et la mécanique du pouvoir. Et comme dans Möbius, l'issue du combat est incertaine. La machine a des armes effroyables, celles de la distorsion, de l'illusion, de la tentation, celle de la masse contre l'individu, de la structure contre l'élément. Elle peut gagner. Elle peut aussi perdre. C'est au fond ce que raconte Möbius.

1 commentaire:

  1. merci Eric, il faut continuer votre journal. C'est passionnant.

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